Le piège de la question interro-négative
"Ne penses-tu pas que...." ? "Ne peut-on dire que...?" N'est-il pas vrai que ...?
Ce n'est pas à proprement parler une "expression toute faite" mais une tournure de questionnement dont je voudrais examiner les problèmes pour la pensée et par conséquent le dialogue.
Une vraie question devrait avoir pour unique fonction d’approfondir, de découvrir autrui, une situation, un problème.
Avez-vous remarqué que dans un dialogue intérieur on ne se pose pas de question interro-négatives ? Savez-vous pourquoi ? Je pose l'hypothèse que c'est parce que nous prenons moins de pincettes pour exprimer notre opinion en notre for intérieur que lorsqu'il s'agit de le faire en présence d'autrui. Car la question interro-négative est bien une fausse question : c'est une affirmation déguisée, une affirmation qui n'ose assumer sa position et fait mine de laisser une place à la contradiction. Si vraie question il y a l'on ne doit pas y déceler l'opinion du questionneur car une vraie question devrait avoir pour unique fonction d’approfondir, de découvrir autrui, une situation, un problème.
En utilisant cette tournure rhétorique on évite à bon compte de devoir rendre compte justement de notre affirmation. Par exemple si je dis "ne penses-tu pas que nous ferions mieux d'aller au restaurant ?" je masque ma préférence pour le restaurant. Si j'avais dit : je préfère aller au restaurant alors mon interlocuteur aurait pu à juste titre me demander : "pourquoi ?" et moi de donner un argument pour justifier cette préférence. Nous utilisons cette tournure inauthentique moins parce que nous craignons de révéler nos opinions que parce que nous redoutons l'effort de l'argumentation pour justifier celles-ci et la potentielle remise en cause par une objection ou une réfutation.
C'est d'ailleurs une pratique très fréquente des journalistes qui sont pourtant censés ne pas révéler leur propre opinion. Ecoutez n'importe quelle interview à la radio et vous reconnaîtrez très vite ce phénomène. Le journaliste comme l'homme de la rue a une telle peur du silence qu'il préfère avancer ce qu'il sait pour provoquer une réaction que questionner de manière “pure”, quitte à déranger son interlocuteur en le faisant réfléchir. J'aimerais voir un jour un interviewé rétorquer à un journaliste : “si vous me posez cette question c'est que c'est votre opinion. Pourquoi pensez-vous cela ?” Et la question de se retourner contre lui et au journaliste embarrassé de devoir rendre compte de sa propre opinion. Mais cela n'arrive jamais parce que ces interviews sont un jeu de dupes : l'essentiel n'est pas de faire réfléchir son interlocuteur mais de lui permettre de livrer du contenu, de meubler la discussion. Et en matière d'ameublement les sophistes ont toujours fait mieux que Socrate.
Nous faisons la même chose dans nos discussions habituelles parce que l'essentiel est ailleurs également. L'essentiel est de maintenir un consensus social, de ne pas de se confronter, d’être soi-disant “bienveillant”, de ne pas "se frotter" à autrui. Il suffit que chacun donne son opinion et toutes les opinions sont posées sur la table, sans se relier les unes aux autres et tout va bien, tout le monde est content, l'honneur est préservé, les egos n'ont pas été meurtris et "à chacun son opinion, sa vérité".
On peut très bien affirmer une chose avec assurance tout en ajoutant que c'est une hypothèse qui reste à valider
Il arrive parfois que nous ayons réellement honte ou peur de dire ce que nous pensons et que ce type de question relève d'une stratégie consciente d'affirmer sans en avoir l'air. Le (faux) problème d'affirmer c'est que nous pensons que les autres vont penser que ce que nous disons est une "vérité absolue' or on peut très bien affirmer une chose avec assurance tout en ajoutant que c'est une hypothèse qui reste à valider. Nous sommes tellement dans l'ère du relativisme et du "tout se vaut" que nous n'osons plus affirmer quoi que ce soit, à part évidemment si c'est consensuel, bienveillant et positif. Dans ce cas nous n'avons pas peur d'affirmer fièrement au mieux des banalités connues depuis la nuit des temps et au pire des stupidités sans nom.
L'autre raison de cette peur de révéler ce que nous pensons est que nous en sentons intuitivement la fragilité conceptuelle. Alors effectivement nous savons que nous serons bien en peine de le justifier par des arguments qui tiennent la route. Décidément la question interro-négative est vraiment une catastrophe pour la pensée.
Si quelqu'un vous pose cette question rappelez-vous bien de lui demander pourquoi il avance cette affirmation dans sa question, pourquoi il pense cela. Il n'y reviendra pas à deux fois et vous monterez d’un cran le degré d'authenticité de la discussion. Qui plus est ce type de question est de nature à provoquer une dissonance cognitive : l'esprit ne sait pas faire deux choses à la fois et il a bien raison. Il ne peut pas en même temps recevoir une affirmation et répondre à une question. Imaginez que quelqu'un dans la rue vous arrête et vous demande : "ne pensez-vous pas que pour aller au métro Place de Clichy il faut prendre tout droit puis la deuxième à droite ? Vous vous demanderiez probablement pourquoi cette personne vous arrête si elle connait déjà la réponse.
Alors je vous suggère de faire la même chose si quelqu'un vous fait cela en prétendant vous demander votre opinion sur un sujet.
Ce procédé est cependant fréquent et acceptable à l’écrit parce qu'il n'attend pas de réponse mais est une façon élégante pour l’auteur de donner son opinion tout en s’adressant à son lecteur. On retrouve souvent cette forme dans les essais, dans les ouvrages non-fictionnels qui proposent des thèses , il est une manière de solliciter l'approbation de son lecteur sans l'assommer par des affirmations qui pourraient paraître sentencieuses ou dogmatiques. Pur effet de style donc mais qui ne saurait être transposable dans un dialogue vivant.
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