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Désinvestir pour se libérer : penser contre l’épuisement intérieur

  • Photo du rédacteur: Jérôme Lecoq
    Jérôme Lecoq
  • 17 juin
  • 5 min de lecture

Ce qui épuise n’est pas ce que l’on croit


Quand une personne dit : « Je n’ai pas l’énergie de changer », elle ne parle pas d’un manque de sommeil ou de calories. Elle dit autre chose, de plus subtil et de plus grave : « Je suis absorbée, mobilisée en permanence par quelque chose en moi qui me consume. » Mais quoi ? Et pourquoi cela persiste-t-il, même lorsqu’on tente d’y échapper ?

Ce n’est pas tant l’action qui épuise, mais le vouloir. Et plus précisément : le vouloir être. Vouloir être cohérent, juste, attentif, reconnu, constant, fort, aimable. Certaines de ces exigences sont parfaitement légitimes. Vouloir être cohérent, par exemple, relève d’une intégrité à laquelle on peut aspirer sans honte. Ce n’est pas la présence de ces idéaux qui pose problème, mais le fait qu’ils deviennent des absolus fonctionnels : non pas comme visées à questionner, mais comme exigences à satisfaire en toute circonstance.

Un idéal, en tant que tel, est un horizon. Mais lorsqu’il cesse d’être un repère pour devenir une norme implicite de jugement de soi, il ne guide plus, il juge. C’est cette absolutisation silencieuse — c’est-à-dire non interrogée, absorbée dans le cours de l’agir — qui transforme l’exigence en poison.

Aspirer à la justice est un horizon. Mais s’imposer d’être toujours parfaitement juste, sous peine de se sentir indigne, transforme cet idéal en absolu fonctionnel.

Mais qui a fixé cette hauteur à atteindre ? Et pourquoi faudrait-il toujours s’y conformer ? Il n’est pas interdit de ne pas être à la hauteur — à condition de pouvoir interroger l’origine de cette norme, et d’en faire une affaire partagée. Cela signifie : ne plus porter seul cette exigence comme une évidence. L’exprimer, la soumettre au regard d’un autre, non pour qu’il la valide, mais pour qu’il l’interroge avec nous. Cela peut se faire dans un dialogue amical, thérapeutique ou philosophique — dès lors qu’il y a co-questionnement.

Ce moment de mise en lumière, où une norme cesse d’être implicite et commence à être interrogée, constitue un point de retournement intérieur. C’est là que surgissent ce qu’on pourrait appeler les « juges invisibles, insondables et implacables ». Ce sont ces juges que nous avons laissés s’installer en nous à force de valider certains idéaux, à force de redouter certains rejets. Ils ne nous parlent pas, mais nous regardent. Et parce qu’ils nous regardent, nous voulons être ce qu’ils attendent. Ils sont la forme internalisée de nos exigences absolutisées.

Le problème n’est pas le rôle en soi, mais son caractère exclusif. Lorsqu’on ne se sent plus autorisé à être autrement, on commence à s’épuiser.


Attachements existentiels : une dépendance invisible


Il faut nommer cela avec plus de précision. Parlons ici d’attachements existentiels. Ce ne sont pas de simples habitudes psychologiques, mais des croyances vivantes auxquelles on consacre activement son énergie : des formes d’être que l’on estime nécessaires pour être digne, aimé, en sécurité.

Ces attachements se forment souvent à partir d’expériences marquantes : une attention valorisée dans l’enfance, un rejet douloureux, un modèle social admiré. L’idéal s’ancre, se répète, se rigidifie. Ce qui, au départ, était un élan devient une obligation. Une exigence de se conformer à une image investie d’une puissance symbolique.

Ces attachements induisent des comportements, parfois vertueux, mais surtout automatiques. Ils sont souvent imperceptibles tant qu’ils fonctionnent. Mais dès qu’ils cessent de produire l’effet attendu (reconnaissance, sentiment de maîtrise, paix), ils deviennent étrangement lourds, envahissants, épuisants.

Pourquoi cessent-ils de fonctionner ? Peut-être parce que le monde change. Parce que les autres ne réagissent plus comme prévu. Ou parce qu’en nous, quelque chose s’use, se lasse, ou commence à vouloir autrement. Ce n’est pas encore un nouvel engagement, mais une friction salutaire : une résistance interne à la logique déjà établie, qui ouvre la possibilité d’un déplacement.

Ces attachements ont trois caractéristiques :


  1. Ils produisent des comportements répétitifs, quelles que soient les situations.

  2. Ils résistent à la remise en question, car ils semblent faire partie de ce que nous sommes.

  3. Ils génèrent de la souffrance dès que leur rentabilité symbolique baisse : par exemple, quand un comportement jusque-là valorisé devient invisible, désuet ou contre-productif dans un nouveau contexte.


Celui qui sait multiplier les rôles, adapter sa présence, délier ses attachements — celui-là s’épuise moins. Non parce qu’il est cynique ou distant, mais parce qu’il sait désinvestir sans se trahir. Il a appris l’agilité existentielle : une capacité à se mouvoir entre des engagements sans s’y dissoudre, à habiter plusieurs rôles sans s’identifier à un seul.


Quand l’attachement à un rôle devient un piège : l’exemple de la personne "attentive"


Prenons le cas d’une personne qui s’est construite autour de l’idée d’être "attentive aux autres". Ce n’est pas une posture hypocrite. Elle a été valorisée pour cela, et elle s’est elle-même reconnue dans cette qualité. Observer, écouter, devancer les besoins, anticiper les conflits : tout cela fait partie de son style d’être. Et cela l’a sans doute aidée à se construire, à trouver sa place.

Mais un jour, en consultation, elle dit : « Je n’en peux plus. J’ai l’impression de me sacrifier pour des gens qui ne me voient même pas. »

Peut-être est-ce une plainte. Mais c’est aussi un début de lucidité. Elle sent que ce rôle ne fonctionne plus. Il ne produit ni reconnaissance, ni réciprocité, ni paix. Il s’est retourné contre elle. Et pourtant, elle n’arrive pas à faire autrement. Car si elle cesse d’être attentive, que restera-t-il d’elle ?

La croyance était : « Si je suis toujours prévenante, on m’aimera. » Elle devient : « Si je ne suis plus prévenante, je disparais. »

Ce n’est pas tant que ce rôle est mauvais, mais qu’il est unique. Il occupe tout l’espace de l’être. L’énergie n’a plus d’autre canal. Et le sujet se retrouve pris dans une dépendance sans issue. La simple idée d’en sortir est perçue comme une trahison de soi — voire comme une mort symbolique.


Que pourrais-tu arrêter de vouloir, et à quel prix ?


C’est là qu’un véritable travail philosophique commence. Il ne s’agit pas de dire « Lâche prise ! », mais d’amener une question structurante :

Que pourrais-tu arrêter de vouloir ? Et quel en serait le coût ?

C’est une question rude. Car ces volontés sont anciennes, chargées de mémoire et de promesses. Les délaisser, même partiellement, produit une forme de vertige. Mais ce vertige est précisément le signe d’un recentrage possible : un dégagement d’énergie, une ouverture vers d’autres possibles.

Désinvestir, ici, ce n’est pas cesser d’aimer ou de vouloir le bien. C’est cesser d’alimenter une seule manière d’être, devenue inefficace, voire toxique. C’est restituer du choix là où il n’y en avait plus.

Mais cela a un coût : incertitude, inconfort, perte provisoire de reconnaissance, sentiment de vide, voire deuil symbolique. Il est crucial de ne pas nier ces effets. C’est en les affrontant lucidement qu’un nouveau positionnement peut émerger.


Ce que le désinvestissement rend possible


Ce que l’on gagne n’est pas du repos. C’est de la disponibilité. Une capacité à orienter différemment son attention, à faire place à l’inattendu, à ne plus vivre chaque interaction comme un test de soi.

Cela n’a rien d’évident. Il faut du courage pour surprendre ses propres automatismes. Il faut de la rigueur pour ne pas tomber dans la simple réaction inverse. Mais il y a là une respiration existentielle : un pas de côté qui rouvre l’espace de la pensée, et peut-être, de la liberté.

Car au fond, penser, c’est peut-être cela : cesser de nourrir ce qui nous aliène, et apprendre à vouloir autrement. Ce n’est pas là la définition ultime de la pensée, mais une manière possible — et précieuse — de la pratiquer.

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