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De la philosophie comme combat




Impuissance de la philosophie


Que signifie aujourd'hui "philosopher" pour le sens commun ?

Réfléchir sur des notions générales de manière rigoureuse, en argumentant, en traitant des objections, en se questionnant ou en se faisant questionner si on implique d'autres personnes dans cette activité. On n'échappe pas en général à la citation des grands philosophes qui ont tous eu une réflexion pertinente à propos de ce que l'on discute.

C'est une activité intellectuelle qu'on aura peut-être eu l'occasion de découvrir avec plaisir ou avec effroi (c'est selon) lors de notre classe de Terminale, voire dans les études supérieures pour les quelques étudiants qui iraient encore se hasarder dans une voie professionnellement assez bouchée. En dehors de cette période bénie ou maudite, que reste-t-il aujourd'hui de l'activité philosophique pour celui qui n'en fait pas sa vocation ? Probablement guère plus que celui qui a fait des sciences physiques en terminale, bien que cette dernière matière ait l'avantage sur la philosophie d'occuper au moins cinq ans (contre un an pour la philo) dans notre cursus scolaire. Donc il ne restera quasiment rien.


Ceux qui malgré tout, par goût, lisent des ouvrages de philosophie, peuvent y trouver un écho à leur existence,ce qui en retour les fait réfléchir sur eux-mêmes. Ils font le lien entre ce qu'a dit un philosophe et leur propre existence et tentent de se poser les mêmes questions appliquées à leur contexte particulier. C'est une activité calme, posée, lente, solitaire en général, censée produire des prises de conscience, nous entraîner à construire notre réflexion afin d'être plus pertinent, précis, rationnel, construit et cohérent.


Le problème est que c'est une activité réservée à ceux qui en ont déjà le goût, les dispositions et la disponibilité d’esprit nécessaires. Elle ne forme pas des gens à la pensée, elle est nécessaire et naturelle à ceux qui aiment et sont déjà habitués à penser. Pour les autres, cette activité est au mieux "intéressante" quand ils ont l'occasion d'écouter parler un philosophe et au pire une activité oiseuse pour une élite qui aime se “prendre la tête”.

elle est devenue aussi intéressante intellectuellement qu'impuissante à nous changer, à nous transformer

En résumé, il y a bien longtemps que nous n’attribuons plus à la philosophie un pouvoir de transformation existentiel, individuel ou collectif et qu’elle est devenue un discours descriptif donc impuissant par rapport à une parole “performative”.


Depuis Marx, la philosophie ne transforme plus le monde et depuis les Stoïciens (qui ont tenté de reprendre la philosophie comme pratique de soi après l’exemple polémique de Socrate), elle ne transforme plus les individus : elle est devenue aussi intéressante intellectuellement qu'impuissante à nous changer, à nous transformer. On voit bien d'ailleurs que son apprentissage a tendance à diminuer dans le cursus général de l'enseignement scolaire secondaire. Personnellement je ne sais pas bien à quoi sert la classe de philosophie telle qu’elle existe aujourd’hui dans l'Education Nationale.

La philosophie a abandonné son rôle de transformation de l'individu au profit de la psychologie, de la psychanalyse et au mouvement du développement personnel (même si ces disciplinent s'appuient en grande partie sur des principes issus des philosophes de la tradition) et de la société au pragmatisme, à la science économique et aux “sciences” de gestion (qui sont en fait des pratiques théorisées a posteriori).

Il n'y a pas lieu de s'en étonner ni de s'en offusquer, c'est un fait incontestable que la philosophie n'a plus qu'un succès de prestige face à toutes les disciplines qui prennent comme modèle celui des sciences dures (ou semi-dures) pour asseoir leur légitimité ou qui assument leur efficacité comme pure pratique sans théorie.


Un nouvel espoir : renaissance de la philosophie comme pratique de soi


Mais la philosophie ne sera jamais de la science et c'est bien comme cela.

Nous n'essaierons pas d'analyser les raisons d'une telle mise à la retraite (ou au rebut) de la philosophie en tant que pratique de et sur soi, cela nous amènerait vers une digression historique qui n’est pas notre propos.

Nous pouvons, et nous préférons pour tout dire, proclamer tranquillement l'existence, voire la survivance, d'une forme à la fois nouvelle et ancienne, de pratiquer la philosophie : celle de la Pratique Philosophique (ou Consultation Philosophique.

Sans rentrer dans les détails de ce qui la distingue de la philosophie traditionnelle, académique, de la psychologie et du coaching (je m'en suis déjà expliqué dans d’autres articles), je souhaiterais ici mettre l'accent sur un aspect essentiel de cette pratique philosophique, son aspect agonistique ou ce que j'appellerais "la philosophie comme combat", ou encore la philosophie comme "art martial". Cette caractéristique agonistique lui assure une filiation directe avec la pratique socratique originale telle qu’elle nous apparaît en filigrane dans les (premiers surtout) dialogues de Platon.

La première question qui vient lorsque l'on parle de combat est celle de l'ennemi : qui ou qu'est-ce qui est à vaincre, à combattre ?

La plus grande part de nos ennemis sont internes, il s’agit donc avant tout d’organiser le combat contre soi-même.


Premièrement il faut combattre la distraction, l'avidité, la frénésie consommatrice, la dispersion, le désir d'excitation (lui-même fils de l’ennui). La Pratique Philosophique est ainsi exercice d'extrême concentration sur sa pensée. Le philosophe praticien ramène constamment l’attention du pratiquant vers le fil de la pensée et l’empêche de flotter au gré de ses associations libres (ce qui en fait une différence de méthode fondamentale avec la psychanalyse ceci dit en passant). Il le met face à lui-même et l’invite à y séjourner quelque temps.

Deuxièmement, et nous nous retrouvons ici avec Socrate et Descartes, il faut combattre l'opinion, les préjugés, les automatismes, la précipitation, tics et autres conditionnements sociaux qui handicapent notre pensée au quotidien. Pour ce faire, le praticien interroge systématiquement le pratiquant sur le fondement de sa connaissance et les raisons de son action, à moins que ceux-ci ne relèvent du sens commun, qui comme chacun le sait, est “la chose la mieux partagée au monde”. S’ils s’avèrent inconsistants, le pratiquant réévaluera ses croyances et ses actions et les renouvellera sous forme de choix conscients.

Le praticien est également amené à aller contre les codes de la politesse et de la bienséance : il interrompt le pratiquant pour l'interpeller quand ce dernier ne répond pas à la question, il émet des jugements (hypothétiques et argumentés cependant) sur son être, le pousse à être concis et parfois à ne répondre qu’en un seul concept là où il voudrait “se raconter”. Ce n’est donc pas un combat sauvage mais plutôt un art martial où chacun doit accepter de se soumettre à la raison.


Cela nous amène au troisièmement qui est le combat contre la volonté de contrôle du pratiquant, voire de prise de pouvoir. Il fait confiance au praticien, de la même manière que deux judokas se font confiance pour que chacun maîtrise un certain nombre de règles (salut et respect de l'adversaire, la ceinture doit bien fermer le kimono afin de favoriser la prise, on ne frappe pas mais on tient son adversaire, une tape sur l'épaule signifie que l'on abandonne en cas d'étranglement ou de clé de bras, on reste au milieu du tatamis, on ne fuit pas le combat etc...). Le pratiquant lutte contre sa propre volonté d'en découdre, de débattre, d'imposer son opinion ou de convaincre.

Penser comme combat n'a rien à voir avec une “lutte des égos” mais est avant tout un travail sur soi : en cela le praticien aide le pratiquant à mettre en dialogue le combat qu'il livre avant tout contre lui-même et les puissances qui menacent d'emporter à chaque instant sa fragile raison. Il l'aide à extérioriser ce qu'il a à l'intérieur sous forme d'émotion, d'impression et d'intuition en les formalisant et à voir ce qu'il montre de lui-même de manière quasi inconsciente : ses attitudes, ses gestes, ses intonations, ses silences, tous signes qui nous mettent sur la trace de son être.


Quatrièmement il faut combattre les passions, tout ce qui a tendance à nous emporter hors de la pensée : émotions fortes, obsessions, angoisses, ambitions démesurées ou au contraire inhibitions. Ici un travail d’apaisement, de ralentissement puis d’analyse et de déconstructions sera entrepris afin de prendre de la distance face à ce qui a une emprise sur le pratiquant, souvent de manière quasi inconsciente.


Cinquièmement il faut combattre la paresse intellectuelle, l'inertie de l'esprit souvent alimentée par celle du corps, l'indolence que provoque un confort trop bien installé. Le praticien agit ici comme un aiguillon, un catalyseur, un réveilleur de conscience qui à l’occasion pourra servir d'électrochoc pour une conscience quelque peu endormie ou repliée sur elle-même pour des raisons diverses.


L'enjeu de ce combat n'est ni plus ni moins que la survie de la pensée comme activité créatrice, libératrice et autonome, seule à mon sens à garantir l'intégrité d'un individu libre.

Concernant les ennemis externes il faut combattre toutes les sources d'aliénation et de distraction qui nous sollicitent en permanence : obsession du portable, interactions sociales superficielles, consommations effrénée de biens culturels ou matériels. Ici le praticien, par sa présence en filigrane, par ses sollicitations à réfléchir plutôt qu’à réagir, à créer plutôt qu’à consommer, à critiquer plutôt qu’à consentir béatement, aide le pratiquant à se réapproprier les outils de communication modernes comme ce qu’ils sont : des outils qui doivent servir un objectif et non des fins en soi qui justifieraient que nous y sacrifiions la puissance créatrice de notre esprit.


L'enjeu de ce combat n'est ni plus ni moins que la survie de la pensée comme activité créatrice, libératrice et autonome, seule à notre sens à garantir l'intégrité d'un individu libre.

Certes nous pouvons bien continuer à fonctionner comme cela dans la démission de la pensée alimentée par le débat d'idées (qui réveille les luttes d'opinions et font se réfugier la pensée dans son terrier), par le recours de plus en plus prégnant à la “pensée associative par mots-clé” (structurée comme un algorithme de google), à la “pensée par copier-coller”, (couler devrait-on plutôt dire), la complaisance dans laquelle nous berce la “pensée positive”.

Mais cela ne fera qu'augmenter notre dépendance, et par conséquent notre faiblesse face à la manipulation (par tous les démagogues, les gourous, les charlatans et autres escrocs artisans de la parole), à l'injonction à consommer (que les algorithmes de FB et autres réseaux sociaux favorisent insidieusement) et à la pression des groupes de “ceux qui pensent comme nous” susceptibles de nous abreuver de “fake news" qui ne feront que confirmer nos biais cognitifs (dont nous souffrons déjà de naissance).


La philosophie doit redevenir un combat contre soi-même par une pratique régulière permettant de développer et d’entretenir les compétences et attitudes qui font de nous tous des philosophes-nés : le discernement* (ou l’approfondissement), la problématisation**, la conceptualisation pour les compétences et le courage, la confiance, l’authenticité, la responsabilité, l'engagement, l'empathie cognitive et la présence pour les attitudes.

Que la force soit avec nous.

* Lui-même décomposé en : argumentation, interprétation ou jugement, analyse, synthèse, exemplification, identification des présupposés

** Elle-même décomposée en : questionnement et réfutation

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