Un des principaux phénomènes qui nous empêche de penser est un certain discrédit de la raison qui a pris place dans notre société post-moderne. Certes la science avance toujours à une vitesse considérable, se spécialisant toujours plus dans divers domaines, à tel point qu'il est devenu depuis longtemps impossible d'en avoir une vision globale. Et la science est le domaine de la rationalité par excellence. Mais même dans la science il s’agit d’une rationalité subordonnée à l’apport de la preuve scientifique et au formalisme des mathématiques, bien souvent, en ce qui concerne la physique et l’économie notamment.
La raison est aujourd’hui utilisée principalement d'un point de vue utilitariste : on raisonne « pour ». Pour calculer, pour anticiper, pour planifier, pour organiser : la raison est soumise à la prévision, à un objectif d'application pratique et matérielle, c’est une raison processuelle et calculante, non une raison libre au service de la pensée.
Dans un sens elle l'a toujours été : les premières lois mathématiques ont été découvertes dans l'Egypte Ancienne afin de calculer des surfaces agricoles probablement dans une optique de répartition de la propriété. Il ne s'agit évidemment pas de décrédibiliser cette raison utilitaire et encore moins de s'en débarrasser. Tous les jours nous l'utilisons : pour décider de nos priorités dans la journée (« si je fais telle tâche combien de temps cela me prendra-t-il ? », « est-elle prioritaire sur cette autre tâche ? En fonction de quel critère ? »), pour dépenser ou investir notre argent, pour choisir notre destination de vacances, notre prochain job. Il est évident que nous ne pourrions fonctionner sans cette raison.
Ce que nous critiquons est qu'elle soit devenue hégémonique au détriment d'une raison plus désintéressée, plus contemplative, plus existentielle : en un mot, une raison philosophique (au sens socratique de la philosophie).
Le corps réunit des enjeux de santé donc de bien-être et d'image puisqu'un corps sain et bien taillé est synonyme de force, de santé et de dynamisme ce qui est valorisé dans la société de consommation où chacun se doit d'optimiser ses performances.
Nous pourrions avancer l'idée que notre raison n'est devenue qu'un outil que nous utilisons à des fins particulières mais que nous ne développons pas pour elle-même, pour nous-mêmes, alors que pourtant nous le faisons bien volontiers pour notre corps. Pour ce dernier, nous faisons de nombreux efforts et sacrifices : des régimes pour ne pas être en surpoids, du sport pour améliorer notre hygiène de vie, vivre mieux et plus longtemps, avoir plus de souffle et d'endurance, être plus souple, plus résistant, plus forts voire plus performants. Le corps réunit des enjeux de santé donc de bien-être et d'image puisqu'un corps sain et bien taillé est synonyme de force, de santé et de dynamisme ce qui est valorisé dans la société de consommation où chacun se doit d'optimiser ses performances. Nous savons depuis longtemps que faire de l'exercice régulièrement, manger de manière équilibrée, ne pas faire d'excès de boisson et ne pas fumer concourent à maintenir notre corps en état de bon fonctionnement.
Alors pourquoi ne le fait-on pas pour notre pensée ?
On pourrait cependant nous objecter qu’au cours de nos études, surtout si elles ont été sélectives et poussées, nous avons appris à penser correctement et durablement. Alors peut-on dire que nous avons appris à penser une bonne fois pour toutes à travers ces formations élitistes ? La réponse est négative pour plusieurs raisons :
- ces compétences ne développent pas réellement la capacité à argumenter de manière profonde et claire mais plus à réutiliser des arguments qui nous ont été fournis par les professeurs. Ainsi l'élève est incité à mobiliser la bonne connaissance au bon moment, plus qu'à faire preuve de créativité ou d'inventivité
- l'élève n'est pas confronté à lui-même, à sa propre existence, autrement que par le fait qu'il se confronte à son savoir ou son ignorance, ce qui nous ramène à ce qu'il a appris de ses professeurs et à sa capacité à savoir le mobiliser au bon moment. Il ne s'engage pas de manière existentielle, ne produit pas ses propres idées de manière critique, à part dans l'exercice assez convenu de la dissertation philosophique.
- ces compétences sont mobilisées à travers l'enseignement de matières formelles. Cela ne correspond pas au fonctionnement naturel de l'esprit au cours d'un dialogue. Or si penser c'est "le dialogue de l'âme avec elle-même", et avec les autres selon Platon, ces compétences devraient être mobilisées pendant un dialogue. Dans ce dialogue, la pensée devrait se confronter à sa propre unité sous la forme de son intention : le discoureur doit donc être conscient de son intention au moment où il parle.
Nous ne raisonnons plus, ou pas assez, pour comprendre, pour explorer, pour déduire, pour découvrir et approfondir.
Or pendant les études, l'intention sous-jacente est toujours la même : dire ce que les professeur attend pour avoir la meilleur note. Elle devrait aussi se confronter à autrui puisque la pensée est une matière vivante et pas un examen face à une exigence de formalisme ou de contenu, "mort" par définition. Enfin elle devrait se confronter au monde ce qui implique que c'est l'expérience personnelle et donc incarnée du penseur qui doit être mobilisée et pas un savoir livresque.
Pour toutes ces raisons nous pouvons écarter les études élitistes et compétitives comme formation à la pensée. Et même si elles l’étaient, encore faudrait-il les maintenir en activité tout au long de l’existence et pas seulement entre 17 et 22 ans.
Nous ne raisonnons plus, ou pas assez, pour comprendre, pour explorer, pour déduire, pour découvrir et approfondir. Quand bien même nous le faisons occasionnellement, il s'agit en général d'acquérir des connaissances pour nous former sur un thème, pour apprendre une nouvelle matière, un nouveau procédé ou technique, un nouveau métier ou une nouvelle discipline, afin de « développer notre carrière » et (prétendument) « nous épanouir ».
Nous raisonnons encore moins quand il s'agit de nous découvrir : nous ne nous incluons pas nous-même comme objet dans le raisonnement, nous ne réfléchissons plus sur nous-même. Ce domaine a été préempté par la psychologie qui opère dans une optique assez différente : celle d'augmenter notre bien-être, de nous consoler voire de nous guérir quand nous « allons mal » mais pas de réfléchir sur soi, les autres et le monde uniquement par plaisir de la découverte et de l’exercice. Le psychologue n’a par ailleurs guère le souci de développer les compétences de la pensée chez le patient, comme peut l’avoir un entraineur sportif qui entraine ses athlètes afin qu’ils améliorent leur technique et leurs performances.
Le fait que les sportifs développent leur confiance en eux, acquièrent une meilleure hygiène de vie, un corps plus résistant et endurant et donc une meilleure santé, tout ceci ne sera que l’ensemble des effets induits par la pratique sportive qui est pratiquée pour elle-même. Or faire les choses pour elles-mêmes et non « en vue de », c'est ce dont nous avons besoin pour reprendre goût à la pensée. Les Orientaux reprochent souvent aux Occidentaux d'importer des disciplines comme le Yoga mais d'en trahir l'esprit en soumettant la discipline à des objectifs qui lui sont étrangers comme la souplesse ou la gestion du stress. Ils rappellent aux Occidentaux que l’on doit faire du Yoga…pour faire du Yoga et pour rien d’autre.
nous ne pourrons jamais leur déléguer notre faculté de penser philosophique car un algorithme n'a pas de corps et ne peut pas savoir "ce que cela fait" de vivre
Au travail, les "travailleurs du savoir" qui sont a priori les plus susceptibles d'utiliser quotidiennement leur raison, résolvent des problèmes pratiques. Ils "optimisent" les coûts et l'efficacité en faisant en sorte que le service soit rendu pour moins cher et mieux. Il s'agit pour cela de calculer, de tester, de simuler, de faire des scenarii et de se comparer à ce que fait la concurrence. Ils travaillent sur des données relativement objectives, des chiffres la plupart du temps, qui permettent de décomposer ce que l'on appelle la "chaîne de valeur" : toutes les étapes d'un travail qui aboutissent à la production de l'objet fini. C'est indéniablement un travail intellectuel qui mobilise des ressources cognitives avancées et pour lequel la société sait bien former ses travailleurs. Pourtant cela devient très rapidement un travail répétitif et modélisable et par conséquent reproductible par des algorithmes qui feront les calculs bien plus rapidement et sûrement qu'aucun être humain n'est capable de le faire. Il est logique que les algorithmes nous remplacent pour ce type de taches intellectuelles fastidieuses, mais nous ne pourrons jamais leur déléguer notre faculté de penser philosophique car un algorithme n'a pas de corps et ne peut pas savoir "ce que cela fait" de vivre.
Il y a pourtant cette tentation aujourd’hui de déléguer notre pensée à des algorithmes : le danger est bien réel non de se faire contrôler par les machines mais surtout de perdre en capacités cognitives, exactement comme lorsqu’on a remplacé les travaux pénibles du corps par des machines, nos corps se sont empâtés, nous sommes devenus moins musclés et robustes. Les algorithmes nous battent déjà à plates coutures s'il s'agit de savoir quel est le meilleur chemin à prendre pour arriver à l'heure à notre rendez-vous ou pour répondre immédiatement à la question d'un client insatisfait sur un produit pré-identifié et même pour jouer au jeu de go.
Il aura fallu revenir au sport et à l’exercice physique au 19e siècle pour redonner à notre corps toute sa place. Les Grecs eux ne l’avaient pas oublié pour qui la gymnastique faisait partie des activités obligées de tout citoyen. Peut-être ferons-nous la même chose pour l’esprit un jour.
Par conséquent il me parait nécessaire de nous réapproprier l’activité de penser pour elle-même : en maintenant la pensée dans une perspective uniquement utilitariste, nous nous condamnons à en sous-traiter la majeure partie à des machines et par conséquent à atrophier la partie de notre cerveau qui est stimulée lors de cette activité. Il est urgent de « dé-fonctionnaliser » la pensée et de la « ré-ontologiser », d’en faire une partie constitutive de notre être et pas uniquement un outil pour satisfaire nos objectifs. Nous ne pouvons pas et ne pourrons jamais (sauf à accepter de nous robotiser) nous comporter vis-à-vis de notre pensée comme des clients qui cherchent un service pour résoudre un problème car nous sommes nous-mêmes le problème et le résoudre conduirait à nous auto-supprimer (ce que d'ailleurs les machines finiront peut-être par déduire logiquement).
Et être un problème pour soi et en soi, se penser et y prendre plaisir, c'est justement cette activité que l'on appelle "philosopher", ce geste inaugural de la pensée que Socrate nous invite à reconquérir pour notre plus grand bien existentiel.
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