Disrupter notre discours intérieur
- Jérôme Lecoq
- 16 juin
- 4 min de lecture

Dans le monde de l'innovation, la disruption est un mot à la mode. On l'associe à des technologies qui rendent obsolète un ancien modèle, à des stratégies qui supplantent les habitudes. Mais s'il était possible de penser la disruption non plus comme un fait économique mais comme un geste existentiel ? Et si le philosophe, loin d'être un conservateur d'idées, était justement celui qui désintègre les vieux narratifs de soi ?
Socrate, dans l'Athènes du Ve siècle avant J.-C., ne publiait rien. Il ne fondait aucune doctrine. Il questionnait. Il exposait l'incohérence, faisait tomber les masques, et laissait souvent ses interlocuteurs muets, traversés d'une vérité qu'ils ne pouvaient plus ignorer. Le "maître" grec, à sa manière, était un disrupteur ontologique : il ne modifiait pas le monde, il révélait que la manière qu'on avait de s'y tenir était déjà morte.
Le narratif de soi : identité ou stratégie ?
Nous avons tous un récit de nous-mêmes. Une manière de dire "qui nous sommes" : je suis quelqu'un de droit, de loyal, de libre, de bienveillant, de courageux. Ce récit n'est pas faux en soi. Il a souvent été vrai un temps, porteur, protecteur. Mais il peut devenir invisible, c'est-à-dire échappant à l'attention critique. On ne le voit plus comme une hypothèse, on le traite comme une évidence. Et c'est là qu'il devient également obsolète, tout en continuant à régner en nous.
Un homme, par exemple, peut se raconter depuis vingt ans comme "le bon gars". Toujours disponible, à l'écoute, au-dessus des conflits. Ce récit a été une réussite : il lui a permis d'éviter la violence, de survivre dans des contextes familiaux ou professionnels difficiles. Mais depuis quelque temps, il s'épuise. Il ressent du mépris, du ressentiment. Il s'éloigne. Et pourtant il continue à dire : "Je ne comprends pas. Je suis bienveillant. Les gens sont déçevants."
La vérité, c'est que ce qu'il vit, éprouve, ressent a changé, même si son discours ne l'a pas suivi. On pourrait dire que le monde en lui, c'est-à-dire son champ d'éprouvé, sa manière d'être affecté, de réagir, de juger, a évolué. Mais ce monde-là entre en conflit avec le récit stabilisé par lequel il continue à se définir. Il y a donc un décalage entre ce qu'il sent ("en lui") et ce qu'il pense ou dit de lui ("pour les autres et pour lui-même").
Pourquoi ne le change-t-il pas lui-même ? Pourquoi ne met-il pas à jour son propre discours ? Parce qu'il s'y est identifié, au point que ce récit s'est enkysté en lui. Il ne le reconnaît plus comme un choix, mais comme une vérité constitutive. Toucher à ce récit, ce serait menacer son intégrité, trahir ce qu'il croit être sa fidélité à soi. Il y a là une forme de rigidité existentielle, un attachement devenu inertie.
Il le sait vaguement, mais il ne veut pas le voir. Il est de mauvaise foi : non pas qu'il mente, mais qu'il refuse de savoir ce qu'il sait.
Le philosophe comme perturbateur de ce narratif
C'est ici qu'intervient la pratique philosophique. Non pas comme donneuse de leçons, mais comme interruption du mensonge intérieur. Le philosophe, par son questionnement, vient poser à nu le décalage entre ce que la personne dit et ce qu'elle vit. Il ne dit pas "tu as tort", mais : "est-ce encore vrai, ce que tu affirmes ?" Ou mieux : "Est-ce toi qui parles, ou est-ce un vieux réflexe ?"
Ce geste est violent. Il fait tomber une identité qui servait d'abri. Mais il est aussi libérateur : il débloque une pensée figée. C'est en cela que la pratique philosophique est disruptive : elle réduit en miettes une version de soi qui étouffait déjà, mais que l'on continuait à servir au monde par habitude, par peur ou par devoir.
On pourrait ici objecter : n'est-ce pas ce que fait aussi une psychanalyse ? N'y a-t-il pas confusion ? Certainement pas. Car là où la psychanalyse cherche à interpréter, à reconstituer un sens latent à partir de la parole, la pratique philosophique, elle, suspend l’interprétation : elle ne cherche pas un sens caché ou une origine inconsciente. Elle n'analyse pas les causes, elle interroge la cohérence manifeste, la pertinence et la validité du discours dans l’instant. Elle n’interprète pas un symptôme, elle oblige à penser. Le philosophe ne cherche pas ce qui a produit le récit, il demande : "Pourquoi continues-tu à le tenir aujourd’hui ?" Ce n’est pas le passé qui importe, c’est la tenue actuelle du discours, son usage, sa fonction.
Socrate, le cauchemar des prétentieux
Dans les dialogues de Platon, Socrate interroge les sophistes, les orateurs, les chefs de guerre, les poètes. Tous parlent d'eux avec assurance. Tous pensent savoir ce qu'est le courage, la justice, l'amour, la piété. Socrate ne s'attaque pas à leurs actes, mais à leur narratif. Il demande : "Qu'est-ce que cela veut dire, au juste ?" Et très vite, l'autre se perd, bafouille, contredit.
Le philosophe ne dénonce pas. Il défait. Il tend un miroir où le discours s'effondre sur lui-même. Le "prétentieux" n'est pas coupable d'orgueil, mais de ne pas vouloir voir que son image est devenue une fiction creuse.
Philosopher, c'est apprendre à mourir à soi
Le narratif de soi est nécessaire. Il stabilise, il soutient. Mais il peut devenir une coquille vide. Philosopher, c'est accepter de le mettre à l'épreuve, de le laisser tomber, de le remplacer par une formulation plus juste, plus risquée, plus vivante.
Disrupter une activité, une manière de penser, une technologie : c'est "facile". Disrupter son propre récit : voilà l'acte philosophique. Celui que Socrate provoquait. Celui qu'une vraie consultation peut encore initier.
Et vous, à quel narratif obsolète continuez-vous à vous identifier ?
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