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Doit-on respecter un sentiment ?



Je me suis posé la question à propos du sentiment d'indignation et de colère que ressentait une partie de la population à propos de la réforme des retraites, sentiment qui légitimait, selon les personnes qui s'en disaient victimes, de recourir à une violence physique légitime par réaction. Mais on pourrait aussi bien se la poser à propos des Musulmans qui s'indignent des caricatures de Mahomet et qui justifient, de manière passive ou active, les violences physiques qu'ont subies leurs auteurs.

Ma première réponse serait de dire que "non, il n'y a pas de devoir de respect envers un « sentiment » parce qu’un sentiment n'est ni une personne, ni une loi, ni une règle.

Le sens commun utilise en effet la notion de "respect" envers :

- une personne pour signifier qu'on lui donne a priori le droit à la dignité que sa nature humaine lui confère,

- une loi, c'est-à-dire que l'on s'y conforme par contrainte interne ou externe,

- des règles, comme par exemple la politesse ou les règles du jeu au football.

- des croyances : on dit par exemple qu’il faut respecter les croyances religieuses et ne pas insulter les fondements de ces croyances afin de ne pas offenser les croyants.

Dès lors on se demande bien ce que pourrait vouloir dire respecter un "sentiment" ?


Délicatesse

Mais n'allons pas trop vite : respecter un sentiment cela pourrait vouloir dire aussi "faire attention de ne pas offenser une personne ».

Par exemple lorsqu'on sait que des musulmans sont a priori très sensibles sur le sujet des caricatures de Mahomet, faire attention de ne pas les leur montrer ou de ne pas rire ostensiblement à ces caricatures en leur présence. Ce serait alors considéré comme une provocation gratuite.

Au nom de quoi devrait-on s'interdire cela ? Au nom d'une certaine bienveillance, d'une attention à ne pas blesser l'autre quand bien même le Sujet nous est indifférent. Il ne s'agit ici pas tant de respect que de délicatesse, de gentillesse, de bienveillance.

Mais cette délicatesse est une qualité humaine que l'on ne peut pas décréter, seulement éduquer. Ainsi, même ici, il ne s'agit pas de « respect » mais d'attitude sociale, pas de morale mais plutôt de diplomatie, de tact. On ne peut pas dire « qu’on doit » être délicat mais que c’est préférable si l’on veut maintenir par exemple des relations sociales harmonieuses (reste à définir ce qui signifierait cette harmonie).

Par ailleurs, le respect est lui-même un sentiment. On dit bien que telle personne nous "inspire" le respect : c'est à la fois un sentiment de crainte, une attitude de soumission envers une « autorité naturelle » ou « supranaturelle » et de l'admiration pour des compétences ou des actions.

Or les sentiments ne se décrètent pas, ne se forcent pas, y compris par nous-mêmes : on ne peut pas être obligé, que cela soit par la loi externe ou interne (morale) de ressentir du respect, pour un sentiment ou pour quoi que ce soit d'autre. C'est bien pour cela que le respect de la personne humaine inscrit dans la loi porte plutôt sur les signes objectifs de manque de respect qui sont punissables : discriminations en tous genre, insultes, appels à la haine contre une catégorie de personnes, mauvais traitements (violences en tous genres, abandon, indifférence, réification...).

Les signes positifs de respect ne peuvent pas être décrétés puisqu'ils relèvent du sentiment ou alors il s’agira d’un respect de façade.

Mais si on ne « doit » pas respecter un sentiment cela ne veut pas dire pour autant qu'il faille l'ignorer ou le mépriser.


Comprendre

La question devient alors : que faire avec les sentiments, qui de toutes façons existent ?

Ce que l'on peut faire d'abord avec un sentiment, c'est le comprendre. On peut comprendre que face au sacré, toute atteinte soit vécue par l’adorateur comme une profanation, un sacrilège. Certes on peut juger que le sens du sacré, avec tout ce qu'il comporte de vénération, de soumission et peut être de superstition puisse être ridicule, puéril etc. Mais toujours est-il que pour celui qui voue un culte à un Prophète, un Dieu un lieu saint ou une personne vivante, porter atteinte à cette entité constitue une déclaration de guerre. Or on peut toujours déclarer la guerre mais il faut être conscient des forces irrationnelles qui sont susceptibles d’être libérées.

Si on peut comprendre un sentiment, quelle est alors notre marge de manœuvre pour dialoguer avec quelqu’un qui est « dans le sentiment » ?

Il est très difficile de faire raisonner celui qui éprouve un sentiment, car par définition il n’est pas dans la distance avec lui-même qui pourrait lui permettre de raisonner. Le sentiment relève de l'intime, du cœur, de l'affect. Est-il possible par exemple de problématiser l'amour d'une mère pour son jeune enfant quand celui-ci relève quasiment d'un instinct biologique ?

un sentiment n'est pas un argument car il n'explique pas, ne donne pas de raison

C'est bien pour cela que les croyants demandent qu'on respecte leur sentiment d'indignation : il est tellement lié à leur croyance et celle-ci est tellement ancrée en eux que ne pas respecter leur sentiment c'est ne pas les respecter eux-mêmes. Celui qui éprouve un sentiment est sensible à tout ce qui peut mettre en question ce sentiment. Pour lui, son sentiment vaut argument, vaut raisonnement.

Et c'est bien là le problème : un sentiment n'est pas un argument car il n'explique pas, ne donne pas de raison. Avec un sentiment on peut justifier le pire comme le meilleur : la seule chose qui nous permet de faire la différence c'est l'intention que nous prêtons à celui qui l'exprime. Or pour connaitre les intentions d'une personne il faut connaitre cette personne donc l'explication par le sentiment ne peut être réservée qu'à un cercle d'initiés.

Quand on est dans son sentiment, on est pas dans cette démarche d’ouverture mais on est plein de soi, englué en soi comme dirait Sartre.

Ce que j’invite à faire pendant une consultation philosophique c’est à prendre de la distance avec vos sentiments pour en rendre raison, condition nécessaire pour le dialogue. Ce qui est respectable chez un être humain c’est sa capacité à prendre de la distance avec lui-même pour intégrer autrui, à sortir de son schéma prédéterminé et à faire jouer sa liberté de penser, notamment contre lui-même, à prendre conscience de ce qu’il est et de ce que sont les autres qui sont toujours déjà là en lui. Quand on est dans son sentiment, on est pas dans cette démarche d’ouverture mais on est plein de soi, englué en soi comme dirait Sartre.


Distance

Peut-être alors faudrait-il user de l'autre sens du terme de "respect" : la mise à distance prudente.

Le sentimental est un prosélyte par nature

Respecter le sentiment de quelqu'un serait le tenir à distance, et donc par conséquent se tenir à distance de la personne qui l'éprouve, ce qui revient à le neutraliser, à ne pas lui donner plus de pouvoir qu'il n'en a ou n'en réclame. Celui qui éprouve un sentiment a en effet tendance à vouloir contaminer autrui sans vergogne : l'amoureux veut que tout le monde trouve sa femme belle et formidable, le vendeur veut que tout le monde achète son produit, le croyant veut que tout le monde vénère son Dieu unique. Toutes les religions ont leurs prosélytes. Le sentimental est un prosélyte par nature car il veut partager son sentiment. Mais comment partager ce qui par définition n’appartient qu’à mon affectivité ?

Par conséquent face à ces forces irrationnelles, la meilleure attitude à adopter est peut-être effectivement le respect dans le sens de la mise à distance, comme lorsque l’on dit que l’on « tient une personne en respect » : on se gardera d’offenser gratuitement par prudence. On pourra offenser par stratégie (pédagogique, politique, militaire…) en étant conscient des conséquences probables et en les anticipant.

Il y a peut-être pourtant un moyen d'agir face à quelqu'un qui éprouve un sentiment.

C'est de lui opposer un autre sentiment. Par exemple, à celui qui est saisi d'une peur irrationnelle, c'est lui faire penser à des choses agréables et rassurantes, ou de le détourner de sa peur en faisant de l'humour en encore en déconstruisant jusqu'à l'absurde les causes de sa peur.

Pour cela il faut d'abord d'une certaine manière accueillir son sentiment en le reconnaissant, en le nommant et en faisant preuve d'empathie. On dira par exemple que "nous aussi nous avons souvent peur et connaissons ce sentiment" afin que l'autre se sente accueilli. Celui qui éprouve un sentiment a besoin de savoir que l'autre est "sur la même longueur d'onde que lui " pour s'ouvrir au dialogue. Sans partager le sentiment de quelqu'un on peut néanmoins le comprendre, on peut tenter de se mettre à la place d'autrui afin d'envisager les choses selon son point de vue, par analogie, en usant de son imagination pour transposer sa situation dans une autre proche de notre propre expérience. Cette forme d’empathie se nommerai « empathie cognitive ».

Maintenant, ce n'est pas parce qu'on comprend, que l'on peut analyser une chose et l'expliquer, que cette chose est respectable. Je comprends qu'un homme puisse haïr son frère par jalousie atavique mais ce n'est pas pour autant un sentiment respectable puisque la jalousie est une obsession malsaine qui envenime les relations amoureuses ou amicales.


Raison

Un sentiment ne peut donc accéder au respect qu’à condition d’être accompagné de raison : on doit pouvoir rendre compte de son sentiment pour qu’il y ait respect. Par exemple je puis dire « je suis triste parce que j’ai perdu ma mère ». Le sens commun comprend effectivement que lorsqu’on perd un être a priori cher comme sa mère pour laquelle nous avons en général de l’affection, nous soyons tristes.

Nous avons des sentiments, ils sont expliqués par nos croyances, mais nos croyances, comme nos opinions, ne sont respectables qu'à partir du moment où elles sont fondées et ne reposent pas sur un quelconque dogme ou pire sur un autre sentiment (en général inavouable).

Le problème donc n'est pas le sentiment en lui-même, le problème c'est la complaisance de celui qui en reste là, qui se satisfait de son sentiment pour le brandir comme une armure ou une arme et en faire l'objet d'un culte ou pire qui le fait passer pour ce qu'il n'est pas : un argument pour faire avancer ses propres thèses.

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