Le confinement, en nous privant de la plupart de nos divertissements habituels, nous a mis face à nos peurs les plus fondamentales. Habituellement, pour y échapper, nous avions plusieurs stratégies : - le travail - les relations sociales avec les collègues, les amis, la famille - les voyages - le shopping - les discussions au café et les liens sociaux dans les endroits de convivialité - la culture avec le cinéma, le théâtre et les concerts de musique - le sport
Tous ces divertissements comme disait Pascal, nous ont été retirés et nous nous retrouvions coincés chez nous à travailler certes mais sans ne pouvoir nous échapper ni de notre travail en sortant du bureau car nous y étions déjà (notre salon), ni de notre proche famille car ils y étaient déjà (les enfants et le conjoint).
En plus d'être coincés à la maison nous étions cernés par des nouvelles anxiogènes d'hôpitaux proches de la saturation qui accueillaient des patients de plus en plus jeunes et dont l'état se dégradait de plus en plus vite. Il nous fallait tenir confinés le plus longtemps possible afin de passer entre les gouttes : soit en tombant malade mais sans déclarer de forme grave, soit en ne tombant pas malade. La conséquence la plus frappante du confinement est qu'il a mis chacun face à ses propres peurs. Il se trouve par ailleurs que ces peurs n'ont pas grand-chose de “propres” dans la mesure où elles sont partagées par l'humanité.
1 - Mourir
Ce virus nous rappelle désagréablement, nous qui nous nous imaginons souvent immortels et avons des désirs infinis, à notre finitude, notre incomplétude, notre horizon temporel limité.
Voilà la première peur la plus évidente que la pandémie nous renvoyait en pleine face. Le virus n'est en général pas létal mais il emporte prématurément de nombreuses personnes âgées qui présentent une comorbidité. Plus rarement des formes graves peuvent tuer des personnes plus jeunes et en bonne santé. C'est donc un virus qui peut tuer. Et en matière de mort, le "peut tuer" suffit à se faire passer pour un "tue". Ce virus nous rappelle désagréablement, nous qui nous nous imaginons souvent immortels et avons des désirs infinis et d'infini, à notre finitude, notre incomplétude, notre horizon temporel limité. C'est un rappel dont beaucoup aimeraient se passer, contrairement au rappel des vaccins. Si d'aventure nous somme suffisamment jeunes, inconscients ou insouciants pour ne pas être inquiétés par cette funeste fin de partie, l'épidémie nous renvoie à la possible mort de nos proches, au premier nombre desquels nos parents. Leur propre mort nous renvoie à la nôtre, et, double peine, elle nous ramène à la peur d'être abandonnés, de ne plus être aimés.
2 - Être seul ou abandonné
“Loin des yeux loin du cœur”, nous dit le proverbe. Je pense aux personnes en EHPAD qui ne pouvaient plus recevoir la visite de leurs familles, aux jeunes célibataires qui n'avaient plus aucune occasion de faire des rencontres amoureuses, à ces collaborateurs qui n'avaient plus le regard bienveillant de leur chef ou de leurs collègues. Le confinement a distendu tous ces liens qui nous faisaient au quotidien nous sentir exister, car ce sont ces regards de reconnaissance mutuelle qui témoignent de notre existence. Hegel nous dit que nous sommes tellement avides de reconnaissance que chaque conscience lutte à mort avec l’autre pour se faire reconnaitre en premier, dans la dialectique du maître et de l’esclave. C’est à ce propos le principal reproche que l’on puisse faire à la visio-conférence : ne pas voir que l’autre voit que nous le voyons, ne pas avoir le système du regardé-regardant en action. Aristote disait que l'être humain est un animal social et qu'il a besoin de "faire société" avec ses semblables pour accéder à la pleine nature de son humanité. En nous désocialisant en partie, le confinement nous a mis face à la peur de l’exclusion de notre communauté, que ce soit notre communauté scolaire, amicale, professionnelle, sportive ou culturelle.
3 - Être inutile
L'utilité est probablement une des valeurs les plus importantes de notre société moderne. Le lieu par excellence de la mise en valeur de notre utilité est le travail. Or de nombreux travailleurs se sentent utiles au travail moins par leur production effective que par leur capacité à créer et développer des relations constructives avec leurs clients et leurs collaborateurs. Si nous prenons un petit commerçant par exemple, une part de la valeur qu'il apporte à son client est son accueil et les conseils qu'il peut lui dispenser en le questionnant sur ses besoins et ses usages. Une fois fermé pour raison sanitaire, non seulement il perd son chiffre d'affaires qui lui permet de vivre, on lui fait passer le message que son travail n'était pas essentiel, et en plus il perd cette relation avec ses clients qui faisait en partie l'intérêt de sa profession. Alors il se sent inutile et commence à déprimer, à broyer du noir.
Dans d'autres professions ce sont les managers, notamment les managers intermédiaires, qui pâtissent le plus de l'obligation de télétravail : ils perdent la relation directe humaine avec leurs collaborateurs, ils ne sont plus en mesure de détecter les petits signes qui font que l'un a besoin d'être encouragé, l'autre recadré, un troisième formé ou informé etc. Toute la communication doit passer par le cadre formel soit du mail soit de la visioconférence qui permet moins ces échanges informels : d'une part parce que le collaborateur ne se sent peut être pas libre de parler de lui à son boss alors qu'il est chez lui et d'autre part parce qu'une visioconférence doit se provoquer dans un but précis, avec un agenda, un temps d'intervention. Cela enlève la possibilité de capter des informations “d’ambiance” que nous pouvons avoir lorsque nous partageons un même espace physique. Donc les managers se sentent probablement moins utiles, plus impuissants. Par contrecoups certains font du surcontrôle en demandant des reporting à outrance ce qui nuit à l'utilité du travail de leurs collaborateurs qui ne font pas leur "vrai" travail mais du reporting sur le travail. Dans ce cas ce sont les collaborateurs qui se sentent moins utiles. L'effet du COVID par rapport à l'utilité est ainsi paradoxal : certaines fonctions vont avoir une perception accrue de leur utilité, voire peut-être vont-elles se sentir trop utiles ou même indispensables, ce qui peut leur mettre une grosse pression sur les épaules. Nous pensons aux professions médicales tout particulièrement évidemment mais aussi aux spécialistes de la logistique, aux livreurs, aux fournisseurs de contenu de divertissement virtuel comme Netflix et aux GAFA qui tirent très bien leur épingle du jeu de la crise de manière générale. D'autres vont au contraire se sentir délaissés, marginalisés comme les commerçants non-essentiels, les restaurateurs et exploitants de bars et discothèques, les gérants de musées et de salles de cinéma...
4 - N'être rien
Assez proche du sentiment d'être inutile, celui de n'être rien est aussi une peur existentielle à laquelle nous sommes cruellement renvoyés en cette période. N'être rien c'est être impuissant, transparent, sans substance, sans épaisseur, insignifiant. Que nous ne soyons rien implique également que le monde est absurde, qu'il n'a pas de sens. Comme on pouvait s'y attendre, ce sentiment est amplifié par la crainte de la mort et par la virtualisation effective de toutes nos relations sociales et professionnelles. Désormais nous sommes un employé, un collaborateur, un fils ou un père sans être présent à l'autre physiquement. Or le corps a ceci de fondamental qu'il est notre ancrage au monde par la chair, notre racine existentielle. En effaçant notre corps-pour-autrui, la relation à distance contribue à faire ressurgir notre peur de n'être rien.
Heureusement le corps est toujours présent à travers les émotions qui passent encore à distance quoiqu'avec de sérieuses distorsions dans leur message. La visio-conférence, quand elle fonctionne bien et qu’il n’y a pas trop de participants, permet de faire passer des émotions. Les visages en gros plans peuvent même être plus facilement lisibles que dans la vraie vie. Par exemple nous pouvons observer quelqu’un sans qu’il le sache. En temps normal si vous observez quelqu’un il va le remarquer et changer son attitude immédiatement en affichant un “visage de circonstance” souvent pour masquer son attitude. Pour qui s’intéresse à lire les expressions faciales, la visio-conférence est un outil qui peut s’avérer puissant pour décrypter les attitudes et donc les pensée et émotions de vos interlocuteurs. En comprenant ce qui traverse autrui vous pouvez ainsi personnaliser votre communication avec lui pour discuter d’éventuels problèmes. A contrario pour qui a l'habitude de communiquer de manière émotionnelle, la distance est un grand inconvénient : les émotions sont lissées, neutralisées, désincarnées dans une relation à distance. Quoiqu'il en soit, pour tous ceux que l'épidémie a mis dans des situations de chômage total ou partiel, c'est le moment redouté de se regarder en face dans le miroir et de se dire : "Que suis-je ? Que veux-je faire dans la vie ? Quelle est ma valeur ? A quoi est-ce que je veux passer le plus clair de mon temps ?" Dans de nombreuses entreprises on s'est rendu compte que lorsque des personnes n'étaient pas là et ne fournissaient pas le travail habituel et bien...cela ne changeait pas grand-chose. Cela pointe vers leur inutilité et malheureusement vers la peur de n'être rien puisque pour beaucoup de gens être utiles est tout ce qu'ils veulent dans l'existence. Ce sentiment de n'être rien peut être d'autant plus exacerbé lorsque ces gens se comparent à ceux qui sont perçus au contraire comme ayant un impact important dans la société ou qui sont utiles : les médecins, les chercheurs en médecine, les ingénieurs en intelligence artificielle, les infirmières, les aides-soignants. Les personnes âgées qui ont tendance à perdre le sentiment d'être utiles à la société se voient non seulement face à leur dépendance mais en plus à leur statut de vecteurs principaux de virus et de saturation des hôpitaux et, cerise sur le gâteau, sont isolés dans la solitude en raison de leur vulnérabilité.
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