Cadre contraint
Le travail reste par définition une activité contrainte par les impératifs de survie économique : travailler implique, en ce qui concerne le salarié, de mettre à disposition de son employeur sa force de travail dans le cadre d'un contrat qui régit des obligations réciproques, la principale pour l'employeur étant de lui verser un salaire et pour l’employé d’accepter un lien de subordination. La subordination est une restriction très claire de la liberté, c’est une banalité qu’il est utile de rappeler néanmoins, à entendre certains discours lénifiants sur l'"entreprise libérée”.
On peut être super-copain avec son boss ou aimer comme un père son employeur, ce dernier n'hésitera pas à vous “laisser-partir” (let go) comme on dit pudiquement dans le monde anglo-saxon, au premier retournement de situation économique. Une entreprise a, pour survivre, besoin de vendre ses produits et services plus chers que ce qu'ils lui coûtent à produire, c'est incontournable, sauf exceptions d'entreprises renflouées par les subsides publiques (donc in fine par le contribuable, qui n’a pas trop le choix).
La relation entre un employeur et un employé n'est donc jamais désintéressée et l'employé est toujours un moyen au service des fins de l'entreprise, quoiqu'en disent les beaux discours sur le “bonheur au travail”. Si bonheur il y a ou peut y avoir, il est donc toujours conditionné par le cadre général et souvent incertain de la situation économique de l'entreprise qui détermine celle de ses employés (ah oui je devrais dire “collaborateurs”).
Pour le salarié néanmoins une des sources possibles de satisfaction est la relation qu'il entretient avec ses collègues et notamment son chef, qui peut lui apporter de la reconnaissance, de l'amitié, la fierté d'avoir mené à bien des projets ambitieux par exemple.
Pour les travailleurs indépendants, la subordination n'est pas envers son employeur mais directement envers ses clients qui lui assurent sa survie économique. Or l'équilibre relationnel est encore plus précaire dans une relation client-fournisseur que dans une relation employeur-salarié puisque les engagements réciproques sont la plupart du temps ponctuels et distants.
Il est donc possible d'espérer le bonheur de la richesse et de la qualité des relations humaines au travail mais ce sera un bonheur fragile et souvent superficiel puisque les relations sont biaisées par le rapport économique qui lie les intervenants entre eux. Et je ne parle même pas des relations de pouvoir et de concurrence des collègues entre eux qui minent l’authenticité des relations humaines en entreprise.
Plaisir à la tâche
Une autre source de satisfaction voire de bonheur pourrait être également la satisfaction procurée par la nature des tâches effectuées au travail.
Si vous êtes comptable et adorez faire des bilans et autres comptes de résultats alors peut-être trouverez vous votre bonheur dans votre travail au quotidien.
Mais là encore, la tâche est toujours soumise à la stabilité économique de votre employeur. Par ailleurs, on voit de plus en plus de tâches intellectuelles prises en charge par des algorithmes qui les automatisent, ce qui les rend beaucoup moins gratifiantes dans la mesure où le comptable n'a plus l'occasion d'exercer à plein les compétences qui l'ont fait choisir ce métier. Il a moins d’effort intellectuel à fournir, moins de problèmes à résoudre qui sont une source de satisfaction : Nietzsche disait que "le plaisir résulte du fait de surmonter un obstacle, une résistance." S’il n’y a plus de résistance, plus de défi à relever, plus rien à conquérir sur soi-même, alors plus de plaisir ni de bonheur non plus. Sans compter toutes les procédures qui viennent distraire l'employé de sa tâche principale et lui donnent souvent l'impression d'être dépossédé de son travail, autant du processus créatif ou productif que du résultat concret (le bilan équilibré pour reprendre l'exemple de notre comptable).
Alors est-il illusoire d'espérer le bonheur au travail ?
Ne pas espérer mais penser
Peut-être en fait est-il illusoire d'espérer le bonheur tout court, que cela soit au travail ou ailleurs.
Si on considère le bonheur comme un état stable de sérénité, de plaisirs simples, de contentement, de tranquillité, alors je ne vois pas comment espérer cela au vu de toutes les peines, les déconvenues, les déceptions, les accidents, les pertes qui vont immanquablement ponctuer notre vie.
La seule voie dans laquelle cet espoir serait permis serait celle d'un détachement rendu possible dès qu'une situation nous incommode, dès que la peur, la tristesse ou la colère sous toutes leurs formes s'emparent de nous. Il faudrait ainsi pouvoir, à volonté, prendre de la distance avec ce qui nous affecte et en faire un objet de plaisir. Déraisonnable ambition uniquement réservée aux moines tibétains ? Probablement.
Il existe cependant une voie royale pour y parvenir : celle de la pensée. En se forçant à penser par exemple son malheur, comme le faisait Boèce de son cachot à Pise, en attendant la mort sous la torture. Il dialoguait avec "Dame Philosophie".
Nous pouvons tous également dialoguer rationnellement avec notre malheur en le convoquant, en le questionnant : en quoi est-ce un malheur ? Comment est-ce que je réagis face à cet événement ? A toute chose malheur est-il bon ? Est-ce un malheur pour tout le monde ? Comment font les autres ? Une vie sans malheur aurait-elle la même saveur ? Puis-je changer de regard sur ce malheur ?...le questionnement peut ainsi se poursuivre sans fin, jusqu'à ce que vous ayez oublié que vous êtes malheureux(se). Sublime distraction qui peut nous mener vers des terres inconnues.
Oui, il est illusoire d'attendre le bonheur au travail mais il est beaucoup plus intéressant de prendre les situations de travail comme un objet de pensée afin de se penser, de se “mettre en dialogue” pour mieux se connaître, encore et toujours.
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