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Ignorance feinte ou bêtise sincère ?

  • Photo du rédacteur: Jérôme Lecoq
    Jérôme Lecoq
  • 17 juin
  • 3 min de lecture

Peut-on faire semblant de ne pas comprendre… sans s’en rendre compte ?


Il arrive, en consultation philosophique, qu’un client bloque. Il ne comprend pas la question. Il demande qu’on reformule. Il objecte que ce n’est “pas clair”. Ou il répond à côté, en toute bonne foi. Faut-il alors répéter ? Simplifier ? Abandonner ? La première hypothèse, charitable, est celle d’une incompréhension réelle. Un déficit d’outils, de vocabulaire, d’abstraction. Bref : une ignorance cognitive.

Mais très vite, une gêne s’installe. Car cette incompréhension-là est sélective. Le client “ne comprend pas” ce qui le dérange, mais comprend parfaitement ce qui conforte ou distrait. Pire : il saisit souvent d’instinct la portée de la question, mais joue à l’innocent. On perçoit alors une autre hypothèse, plus trouble, mais plus féconde : et s’il faisait semblant ?

Mais peut-on vraiment “faire semblant de ne pas comprendre” — tout en s’en croyant sincèrement incapable ? Peut-on jouer au con, ou à l’innocent, sans duplicité délibérée ? Peut-on être de mauvaise foi… sans le savoir ?


La non-compréhension comme symptôme


Il faut ici se débarrasser de la lecture trop psychologique de la mauvaise foi. On l’imagine volontiers comme une stratégie consciente, une ruse. Mais Sartre déjà le savait : la mauvaise foi n’est pas un mensonge adressé à autrui. C’est un refus d’être lucide sur soi-même, à soi-même. Et ce refus, pour fonctionner, doit s’ignorer lui-même.

Ainsi, la non-compréhension répétée, ciblée, obstinée, peut être une forme de camouflage existentiel. Ce n’est pas que je “ne comprends pas” — c’est que je ne veux pas comprendre ce que cela impliquerait de voir. Il s’agit moins d’un déficit de sens que d’un évitement du sens.


Jouer au con n’est pas jouer


Le problème, c’est que ce jeu finit par se figer. À force de faire comme si je ne comprenais pas, je cesse effectivement de comprendre. Le masque devient peau. Ce n’est plus un jeu, c’est une seconde nature.

On rencontre cela chez ceux qui fuient systématiquement les implications de leur propre discours. Chez ceux qui demandent qu’on “explique mieux” une question qui, pourtant, a été entendue. Chez ceux qui désamorcent toute tension intellectuelle par un sourire un peu niais, un humour désarmant, ou une pseudo-candide posture d’humilité : “ah non, là tu vas trop loin pour moi”.

Mais trop loin pour quoi ? Pour comprendre, ou pour se confronter ?


En consultation : ne pas croire la parole, interroger la posture


Dans la pratique philosophique, il faut se méfier de la parole — et observer la posture. Un “je ne comprends pas” n’a pas toujours pour cause une obscurité réelle. Parfois, c’est l’effet d’une question qui touche un point aveugle, ou une incohérence soigneusement ignorée.

Le travail du philosophe praticien consiste alors non pas à “rendre plus clair”, mais à suspendre la croyance dans cette demande d’éclaircissement. Il doit interroger : – qu’est-ce qui vous gêne exactement dans cette question ?  qu’est-ce que cela changerait si vous compreniez ?  qu’avez-vous intérêt à ne pas voir ici ?

C’est en posant ces questions que l’on révèle ce que la non-compréhension protège. Et c’est souvent là que le travail commence vraiment.


Le refus de comprendre est un choix


Dans le fond, il n’y a pas de pensée sans courage. Car penser, ce n’est pas seulement articuler des concepts. C’est accepter d’être transformé par ce que l’on comprend. Toute question un peu sérieuse engage le sujet. Elle le déplace, l’expose, le rend responsable de ce qu’il voit.

Or cette exposition, beaucoup la refusent. Non pas en le disant, mais en prétendant ne pas comprendre. Et il est très facile de s’en convaincre soi-même. On finit par croire à son propre écran.


Une feinte qui devient vérité


Alors oui, on peut faire semblant de ne pas comprendre… sans le savoir. C’est précisément cela, la mauvaise foi tranquille : celle qui ne ruse pas, mais qui s’oublie.

Le rôle est devenu nature, la feinte vérité, la posture identité. Le sujet n’esquive plus par calcul, il a intégré l’évitement comme réflexe. Et tout l’enjeu d’une pratique philosophique rigoureuse consiste à réveiller cela : non pas à expliquer plus, mais à faire apparaître ce que la demande d’explication cherche à couvrir.

Peut-être faut-il, à certains moments du dialogue, cesser de demander : “qu’as-tu compris ?”. Et poser plutôt : → “qu’es-tu prêt à voir, si tu comprends ce que je dis ?”

C’est là que s’ouvre, peut-être, le vrai travail de pensée.

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