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La vraie fierté ne s’affiche pas.

  • Photo du rédacteur: Jérôme Lecoq
    Jérôme Lecoq
  • 16 juin
  • 4 min de lecture

Chaque jour sur LinkedIn, les mêmes formules circulent, répétées à l’infini comme un mantra consensuel : « Fier d’avoir obtenu ce poste. Fier d’avoir mené à bien ce projet. Fier de faire partie de cette entreprise. » Et immédiatement, sous ces déclarations, des dizaines de commentaires — « Bravo ! », « Félicitations ! », « Bien mérité ! » — comme une mécanique bien huilée de validation mutuelle. Ce ballet numérique semble inoffensif, presque touchant dans sa bienveillance affichée. Mais il révèle, en réalité, quelque chose de beaucoup plus préoccupant : notre médiocrité spirituelle, notre conformisme émotionnel, et surtout, une forme sourde de mauvaise foi.


Jean-Paul Sartre a mis au jour ce paradoxe avec une précision chirurgicale. La fierté, dit-il, n’est pas l’expression d’une liberté souveraine, mais au contraire une résignation. Être fier, c’est accepter de se définir à travers le regard d’autrui. C’est se figer dans une image : celle de l’homme compétent, méritant, estimable — bref, un objet. Un objet socialement valorisé, peut-être, mais un objet tout de même. Or l’homme n’est pas un objet. Il est liberté, mouvement, dépassement de soi. La fierté exhibée, au lieu de confirmer cette liberté, l’enferme. Pire encore : elle réclame un double impossible. Car celui qui est fier ne se contente pas d’être vu ; il exige d’être admiré. Il veut que l’autre le regarde, qu’il soit ému, touché, saisi — et en même temps que ce regard, cette admiration, viennent librement. Qu’elles soient un choix. Un hommage libre.


Mais voilà la faille : on ne peut pas vouloir que quelqu’un nous admire librement. L’éblouissement n’est pas un acte de liberté. Être ébloui, c’est être affecté passivement. C’est perdre, ne serait-ce qu’un instant, sa capacité de jugement critique. L’objet admiré s’impose, capte l’attention, court-circuite le discernement. Il neutralise la distance nécessaire au libre exercice de la pensée. À l’inverse, être libre, c’est précisément pouvoir résister à cette séduction. C’est ne pas se laisser happer, c’est juger selon ses propres critères, c’est décider de reconnaître ou non une valeur. Ainsi, vouloir éblouir l’autre tout en réclamant qu’il reste libre, c’est exiger de lui qu’il soit simultanément subjugué et lucide. C’est lui demander de se rendre tout en restant souverain. C’est contradictoire, et cela ne peut tenir qu’en mauvaise foi.


Cette contradiction structurelle traverse la quasi-totalité des interactions visibles sur LinkedIn. La fierté y est devenue une marchandise. Elle s’affiche comme une réclame. Elle se monnaye contre de l’approbation. Celui qui dit « je suis fier » tend la main, et ceux qui répondent « bravo » espèrent, un jour, qu’on la leur tende en retour. Ce n’est plus du partage : c’est du troc émotionnel, de la reconnaissance simulée, une forme douce mais persistante de dépendance réciproque. On se félicite pour se faire féliciter. On applaudit dans l’espoir d’être un jour applaudi. On se tient chaud dans une réciprocité tiède et molle, dont personne ne sort grandi.


Ce que ce manège révèle, ce n’est pas l’accomplissement ou l’épanouissement, mais la peur nue de ne pas exister sans le regard de l’autre. Derrière les postures fières, il y a souvent la fragilité d’un fragile moi en quête d’assurance, l’impuissance à porter seul le poids de son propre destin. C’est peut-être pour cela que ces publications, sous couvert d’accomplissement, sonnent souvent creux. Elles parlent de titres, de diplômes, de promotions — mais jamais de pensée, de solitude, de transformation. Elles affichent l’avoir, jamais l’être.

C’est pourquoi je ne vous féliciterai pas. Non par indifférence, ni par mépris. Mais parce que vous valez mieux que cette mise en scène. Parce que la liberté ne demande pas d’applaudissements. Parce que l’authenticité commence là où finit l’appel à l’admiration. Parce qu’être fier, vraiment, suppose d’avoir traversé quelque chose seul — et de ne pas avoir besoin de le crier.

Si vous ressentez le besoin de proclamer votre fierté, c’est peut-être que vous en doutez déjà. La vraie fierté se vit en silence. Ce qui s’affiche, c’est souvent le vide qu’on tente de remplir.


Je pourrais ici vous inviter à partager une réussite qui n’appelle aucune félicitation. Mais ce serait déjà retomber dans le piège. Car le simple fait de l’exposer serait un aveu : celui de vouloir encore être vu. Ce paradoxe, pourtant, n’est pas un obstacle — c’est une porte. Il montre à quel point il est difficile d’exister sans chercher à séduire, à briller, à prouver.

C’est exactement ce que je vois chaque semaine dans mes consultations philosophiques. Beaucoup veulent « faire philosophique », formuler une belle question, prononcer des mots profonds. Mais ils s’éloignent du seul endroit où la pensée peut commencer : là où ça pique, là où ça gêne, là où c’est nu. La pensée ne naît pas de la prétention à penser, mais de la chute. De l’inconfort. Du silence qu’on ne meuble pas. Ceux qui veulent avoir l’air profonds s’éloignent souvent de leur propre profondeur. Ils se maquillent pour penser, alors que la pensée demande qu’on se dépouille.

Alors je ne vous demanderai rien. Ni réussite, ni confidence. Juste ceci : avez-vous une question que vous n’oseriez pas publier ici — parce qu’elle vous mettrait réellement à nu ?

Celle-là seule mérite d’être pensée.

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