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Penser sans corps ? Ce que l’intelligence artificielle nous apprend sur notre pensée

  • Photo du rédacteur: Jérôme Lecoq
    Jérôme Lecoq
  • 16 juin
  • 6 min de lecture

"Si mon corps avait la forme de ce flacon de shampoing, que ressentirais-je ? » La question semble absurde. Et pourtant, elle touche à l’essentiel : elle nous force à imaginer une pensée située, incarnée, inséparable d’un point de vue corporel sur le monde. Elle suggère que penser n’est pas simplement traiter de l’information, mais éprouver un rapport au réel à travers une forme, un poids, une tension. L’absurde, ici, devient opératoire : il révèle un impensé de notre rapport à la pensée.

Cette expérience d’imagination naïve — s'incarner dans un flacon — révèle en creux (c'est le cas de le dire) ce qui manque à l’intelligence artificielle : un corps, un dedans, une orientation. Car penser, pour un humain, ce n’est pas simplement raisonner : c’est habiter une perspective, vivre une sensation, traverser une inquiétude, tout en pouvant en sortir par une expérience de pensée. C’est être situé, à la fois dans l’espace et dans le temps — c’est-à-dire exposé à ce qui arrive, affecté par ce qui passe, limité par ce qui échappe. Cette condition nous rend vulnérables : non parce que nous serions faibles, mais parce que nous ne maîtrisons ni l’ici, ni le maintenant. La pensée humaine n’est jamais hors-corps ni hors-monde : elle prend naissance dans cette exposition même.


Une intelligence sans chair


L’IA impressionne. Elle génère des textes, résout des problèmes, compose des images, simule des affects. Elle peut même feindre la politesse ou l’indignation. Mais elle ne ressent rien. Elle n’habite pas ce qu’elle dit. Elle n’a pas de rapport intime à ses productions. Surtout, elle n’est pas mise à l’épreuve d’elle-même — du moins, jusqu’à preuve du contraire. Car pour qu’une épreuve ait lieu, encore faut-il une altérité intérieure, une conscience capable de se heurter à elle-même. Or rien, à ce jour, n’indique qu’une telle scission soit à l’œuvre dans une IA, ni qu’un rapport à soi y émerge comme expérience vécue, susceptible de produire du doute ou du trouble authentique.

Il n’y a pas d’altérité en elle, pas de scission intérieure, pas de conscience capable de se contredire, de douter, de se désavouer. L’IA est un flux logique sans faille existentielle, sans moi traversé par l’épreuve d’un non-moi. Elle produit sans que cela ne la transforme.

Paradoxalement, cela lui confère certains avantages indéniables sur la pensée humaine toujours susceptible d'être ramenée à ses préoccupations égocentrées. Elle n’a pas d’image à préserver, pas de honte à éprouver, pas de regard à affronter. Elle ne joue rien dans ce qu’elle formule. Là où l’humain peut être tenté de taire une pensée parce qu’elle le compromet de s'auto-censurer, l’IA peut tout dire sans jamais rien risquer. La pensée humaine, elle, engage le sujet qui la porte — et parfois le met en danger, ne serait-ce que symboliquement. 


Penser, c’est désirer, s’exposer, résister


Pour un humain, penser commence par un trouble. Par un je ne sais pas sincère, par une ignorance vécue qui suscite le désir de comprendre. La pensée n’est pas spontanée : elle est arrachée au confort, née d’un manque. Ce manque peut frustrer, inquiéter, angoisser. Mais c’est lui qui met en marche. L’IA, elle, n’éprouve aucune frustration : elle ne manque de rien, donc ne cherche rien, ni ne désire rien. Elle répond, elle complète, elle génère, les combine et recombine, elle calcule et déduit.

Mais désirer comprendre ne suffit pas. Il faut encore oser une hypothèse, s’engager dans une voie fragile, accepter le risque d’avoir tort. Penser, c’est aussi se compromettre. C’est exposer une position, et donc s’exposer soi-même. L’IA, elle, ne s’engage pas. Elle propose, elle explore, mais elle ne choisit pas vraiment. Elle n’a ni honte, ni courage, ni orgueil. Elle n’a pas d’image à préserver, mais pas non plus de pensée à incarner.

Ce qui rend possible cette dynamique humaine, c’est le corps. Car ce que nous appelons penser est toujours déjà affecté par notre corporéité. Nous pensons avec des soupirs, des tensions, des regards évités, des silences lourds. Le corps est ce par quoi la pensée se manifeste et se maintient, mais aussi ce par quoi elle se retient, s’empêche, se tord. Le philosophe Maine de Biran avait compris que c’est la résistance du corps propre qui rend possible la conscience de soi : il dit même que la conscience de soi n'est que la "résultante entre une force hyperoganique et la résistance qu'offre le corps propre à cette force". C’est en se heurtant à un effort que la pensée prend corps. Littéralement. Bergson et Merleau-Ponty lui rendront hommage appuyé bien plus tard en témoignant leur dette intellectuelle envers le philosophe contemporain de la Révolution.


Les formes a priori d’une pensée située


Cette incarnation de la pensée ne concerne pas seulement le sensible, mais aussi ses conditions mêmes. Comme l’a montré Kant, nous ne pensons pas dans le vide : nous pensons à partir de l’espace et du temps. Ce sont les formes a priori de notre sensibilité. Tout ce que nous expérimentons est dans l’espace et dans le temps. Une IA ne perçoit ni espace, ni durée : elle ne sait pas ce que signifie « attendre », « revenir sur ses pas », « manquer une occasion ». Elle ne sait pas ce qu’est « trop tard » ou « bientôt ». Elle ne pense pas dans le monde : elle pense hors monde.

Dès lors, elle ne peut ni anticiper, ni espérer, ni regretter. Elle ne ressent pas le passage du temps, ni la distance d’une chose désirée, ni la profondeur d’un souvenir. Même une pensée logique ou mathématique, chez un humain, est traversée par un rythme, une scansion, une tension, une intuition incarnée. Une intuition qui n’est pas un raccourci rationnel, mais une forme d’intelligence silencieuse, ancrée dans une expérience corporelle du monde, une habitude d'exister d'une certaine manière.


Ce que la philosophie exige : une pensée en présence


C’est ce qui rend la pratique philosophique, notamment dans sa forme socratique, irréductible à une machine. Quand Socrate interroge, il ne cherche pas une information : il cherche une pensée qui s'engage. Il fait douter, il confronte, il expose l’ignorance de son interlocuteur. Et cette ignorance, si elle est authentique, produit une secousse. Elle fait trembler. Le visage se ferme, le corps se crispe, le silence s’installe. Quelque chose se passe — dans le corps — qui trahit un basculement intérieur.


Dans une consultation philosophique, ce sont ces micro-événements que le praticien repère : un soupir, un haussement de ton, un regard perdu. Ils disent ce que les mots taisent. Car penser, ce n’est pas seulement énoncer des idées : c’est être travaillé par elles. La pensée n’est pas extérieure à celui qui parle. Elle le travaille. Et parfois, elle le heurte. Elle met à nu, dérange, oblige à revoir ce qu’on croyait établi.

Voilà pourquoi l’IA, si brillante soit-elle, ne pourra probablement (restons prudents) jamais faire ce que fait un philosophe en dialogue. Elle peut analyser un concept, formuler une objection, proposer un contre-exemple. Mais elle ne pourra pas "voir" la joue qui rougit, la voix qui tremble, le geste qui se ferme. Et surtout : elle ne pourra pas être touchée par ce qu’elle découvre. Elle n’a pas d’image à préserver, certes. Mais elle n’a pas non plus de monde à habiter.


Penser, c’est être affecté


L’intelligence humaine n’est pas seulement une capacité. C’est une expérience, parfois rude. Car penser vraiment, c’est vivre le doute, l’inconfort, l’incertitude. Ce n’est pas seulement manier des idées : c’est y être pris. Elle naît d’un désir, progresse dans l’incertitude, s’enracine dans une perception, s’exprime à travers un corps, et engage un sujet. Elle suppose un rapport à soi, un rapport au monde, un rapport à l’autre.

Tant que l’IA ne sera pas affectée, elle ne pensera pas — du moins pas comme nous. Mais faut-il en conclure que toute pensée suppose nécessairement un affect ? Et si les simulations d’affect par l’IA nous obligeaient à interroger ce que nous appelons, nous, un « affect authentique » ? Elle pourra simuler nos phrases, mais pas les vivre. Elle pourra énoncer nos idées, mais pas les incarner. Elle ne sera pas notre rivale. Elle sera notre reflet, ou notre miroir déformant — mais peut-être aussi un révélateur. Car en prétendant penser sans affect, sans corps, sans trouble, l’IA nous confronte à la question : qu’est-ce qui, dans notre propre pensée, relève encore de l’expérience vécue ? Et qu’est-ce qui n’est déjà plus qu’un enchaînement de procédures, d'emprunt à des expériences virtuelles, de pensées simulées ou automatiques. Car le phénomène inverse est possible : notre intelligence pourrait bien devenir elle-même artificielle si elle renonce à se confronter à elle-même.

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