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Ce qui nous rend stupides (1) - Les émotions



Qu'est-ce qui nous rend stupides ?


Je partirai d'une présupposition : nous avons tous la possibilité d'être intelligents, profonds, rationnels, astucieux à divers moments de notre vie. Certains ont supprimé la plupart des obstacles qui se trouvaient sur la voie de l'intelligence et ils sont la plupart du temps "intelligents", d'autres ne l'ont pas fait et sont la plupart du temps dans le brouillard de la stupidité, cette forme d’inertie de la pensée, quoique celui-ci puisse se dissiper en quelques rares moments. Entre les deux se situe la majorité d’entre nous, qui oscille entre intelligence et stupidité.


En partant de ce postulat il m'a semblé intéressant d'identifier tous les obstacles qui se mettent sur notre route pour accéder à une raison puissante et efficace, souple, ouverte, dialectique.

Le premier de ces obstacles identifiés sont les émotions.

Dans les prochains posts, je parlerai des autres obstacles : le savoir, l’avidité, l’habitude, l’orgueil, la paresse, le désir, le pouvoir, l’obsession, l’amour.


Evidemment tous ces phénomènes sont liés et peuvent donner lieu à des combinaisons : si vous mélangez la colère et la peur vous obtenez la jalousie par exemple. C’est une invitation à la réflexion plutôt qu’un recensement exhaustif de tous les phénomènes qui nous rendent stupides



La peur

Lorsque nous avons peur, nous pensons vite, beaucoup trop vite, et souvent mal. Nous réagissons plus que nous ne pensons. Il nous faut survivre donc pas le temps d'analyser la situation. Bien sûr en général ce n’est pas notre intégrité physique qui est menacée. Dans ce dernier cas, les comportements de survie sont en général adaptés pour supprimer la menace qui pèse sur nous.

Mais dans une société "policée" comme la nôtre nous avons plusieurs entités à protéger :

- notre image

- notre statut social

- notre niveau de vie

- notre pouvoir

- nos croyances

- nos opinions

- nos relations


Autant d’occasions d’avoir peur. C'est la raison pour laquelle tout jugement, affirmation ou action qui menacerait une de ces entités sera d'emblée suspecte et disqualifiée : nous essaierons de la détruire ou de la fuir avant d’en avoir vu la vraie nature.


Or détruire ou fuir quelque chose avant de savoir si cette chose est vraie ou justifiée, voilà qui est stupide.

De la même manière nous éviterons soigneusement toutes les confrontations qui pourraient mettre notre image en danger : or la confrontation est pourtant l'essence du dialogue et de la pensée. Voici une autre stupidité, bien qu'elle puisse avoir une certaine logique.

La peur nous incite à supprimer ce que nous percevons comme une menace par la destruction (l'attaque, l'agressivité) la fuite et l'évitement ou encore la paralysie. La peur de l'inconnu nous apprend à nous méfier de l'étranger, faisant de l'homme un xénophobe par nature. Or les xénophobes ne font pas de bons penseurs puisqu'au contraire la pensée se nourrit de l'altérité, de la différence. En bons xénophobes nous finissons par nous entourer de personnes qui ne sont pas menaçantes pour notre statut, nos croyance, nos opinions, nos relations et qui donc pensent comme nous. Cela nous entraîne vers la complaisance et l'enkystement de la pensée qui ne trouve plus de contradiction intellectuelle pour se nourrir. La peur sous toutes ses formes est donc la mort de la pensée. "N’ayez pas peur" comme dirait Jean Paul II.


La colère

Autre émotion constituant un sérieux obstacle à la pensée : la colère.

Nous nous mettons en colère lorsque notre identité ou notre liberté est menacée. Si on m'empêche de m'exprimer sans raison, si on interrompt sans cesse mon discours ou si on ne m'écoute pas, je me mets en colère car je sens une restriction arbitraire de ma liberté de parler, d'exprimer mes intentions. On comprend pourquoi Socrate mettait en colère ses interlocuteurs avec ses questions, lui qui les interrompait sans cesse.

De même, si la justice est pour moi une valeur fondamentale et que je subis une injustice, ou du moins en ai le sentiment (ce qui fait certes une grande différence puisque mon sentiment peut bien sûr me tromper) je me mets en colère : je veux rétablir la justice, je me révolte contre ce déséquilibre de l'ordre du monde et exprime mon impuissance face à cette situation par de la violence. Cette violence me redonne d’ailleurs un regain de puissance, quoique de manière éphémère et incontrôlée. La violence peut être extériorisée (cris, insultes, coups) ou intériorisée et contenue (hausse du rythme cardiaque, pensées violentes, rapidité des pensées, mobilisation des ressources mentales et physiques).


Encore une fois je réagis face à une menace réelle ou apparente par conséquent je n'ai pas de distance avec moi-même. Dès lors je vais soit dire des choses stupides (des insultes, des méchanceté que je regretterai plus tard et dont je dirai, non sans mauvaise foi, qu'elles ont “dépassé ma pensée”, comme si celle-ci pouvait être dépassée) soit faire des choses stupides : frapper autrui ou me frapper moi-même. Le sens commun ne s'y trompe d'ailleurs pas qui nous susurre à l’oreille que "la colère est mauvaise conseillère”. En général par colère je vais faire du mal à autrui ce qui me conduira à regretter mon geste et donc à me sentir coupable. Ceci nous mène tout droit à un autre coupable pour conduire à la stupidité : la culpabilité elle-même.


La culpabilité

Quand je me sens coupable, je vais en général compenser ma culpabilité soit en me cachant, ce qui nous ramène au même problème vis-à-vis de la pensée que dans le cas de la peur : je vais éviter toute confrontation et rester dans le confort et le conformisme. Ma pensée sera inerte, je ne la laisserai pas se déployer, je serai stupide par évitement, je ne m'engagerai pas, je serai indécis et confus ce qui me mène tout droit à la stupidité.

Ou alors je vais surcompenser ma culpabilité par de l'agressivité, par de l'arrogance, par un désir de m'imposer et d'écraser autrui sous mon discours. Je serai agressif, sourd et tyrannique, je serai stupide. Non seulement pour moi-même mais pour les autres puisque je les empêcherai de déployer leur propre pensée.


La tristesse

Le cas de la tristesse est moins tranché. Spinoza parlait de la tristesse comme une "diminution de notre puissance d'exister". Le problème de la tristesse est un problème d'énergie mentale qui manque au Sujet pour nourrir le désir de penser.

La tristesse en elle-même nous rendrait plutôt plus lucide sur nous-mêmes, raison pour laquelle les périodes de dépression sont propices à la réflexion sur soi parce que cette fatigue existentielle lève les inhibitions qui habituellement nous évitent de penser aux sujets douloureux. Étant tristes nous sommes plus lucides sur nous-mêmes, nous acceptons plus facilement la vérité déplaisante sur notre être. Cependant notre manque d'énergie rend notre pensée quelque peu engourdie : nous manquerons de persistance pour approfondir des idées et se donner l’occasion d’en découvrir de nouvelles.


La joie

Quant à la joie, il parait bizarre de l'associer à la stupidité : en effet, dans la joie nous sommes légers, spontanés, nous prenons les choses du bon côté et avons de l'énergie positive pour penser sur les choses. Pourtant il y a un danger de la joie : quand on est joyeux on a tendance justement à minimiser les risques, à faire fi des critiques sous prétexte qu'elles nous feraient "atterrir" et nous sortiraient de notre état de quasi-ébriété. Dans la joie on oublie toute prudence et on est susceptible de prendre des engagements dont on ne mesure pas les conséquences parce que la joie nous retient dans l'instant présent.

De plus, quand on est joyeux on a plusieurs idées à la fois et notre légèreté nous pousse à la superficialité, à glisser d'une idée à l'autre sans s'y attarder de peur de s'y ennuyer. Nous pouvons devenir dépendants de l'excitation provoquée par la joie et comme toute dépendance elle menace notre liberté de penser.

Ce n'est pas parce que la joie est une émotion positive et agréable qu'elle ne pose pas problème, bien qu'elle permette de plus facilement surmonter certains problèmes par l'entrain et l'énergie qu'elle nous procure. Quand on est joyeux on avance et on a envie de partager les choses. Par exemple, la personne joyeuse, sous prétexte qu'elle a envie de partager ses pensées avec autrui, va maladroitement révéler un secret que lui avait confié un ami et provoquer sa colère. Ainsi la joie doit s'accompagner de prudence et ne pas se muer en insouciance ou légèreté. La plupart du temps une joie rentrée est préférable à celle qui s'extériorise. Pour vivre heureux vivons cachés.



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