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Pourquoi est-ce difficile de s'étonner ?




S'étonner signifie suspendre son jugement, sa pensée et se laisser traverser par une forme de vide, de néant. Lorsqu'on s'étonne on est suspendu au-dessus d'un abîme, et on choisit d'y demeurer quelques instants, voire d'y danser comme dirait Nietzsche, mais il faut s’y entraîner à défaut de quoi le vertige nous guette.


S'étonner vient du latin ad tonare qui veut dire "frapper de stupeur". Or celui qui est "frappé de stupeur" c'est le stupide. Pas étonnant dès lors que nous ne voulions pas nous étonner puisqu'on risque de passer pour stupide. "Surtout n'aies jamais l'air étonné" disait Belmondo à Anconina pour qu'il puisse se faire accepter par le comité exécutif de son entreprise. Celui qui s'étonne est celui qui ignore, qui ne comprend pas, qui est hébété, stupide et incapable de réfléchir. 

Les enfants s'étonnent beaucoup parce qu'ils ignorent beaucoup, ce en quoi nous les trouvons charmants, ils sont innocents et vulnérables. Dans le monde de l'entreprise on veut au contraire paraître fort, il faut avoir l'air de quelqu'un qui sait, d'un expert, qui connaît les codes et le jargon technique, qui fait partie du club, qui ne se laisse pas déstabiliser, qui va droit au but, va résoudre le problème. Pas le temps ni le loisir de s'étonner. Pourtant s’étonner est le début de la créativité et les entreprises prétendent aussi être créatives pour innover.

A contrario, l'étonnement est l'attitude fondamentale du philosophe et du scientifique, même si les philosophes que j'entends dans les média n'ont pas l'air de s'étonner de grand-chose, eux à qui on demande leur avis, en tant que spécialistes des opinions générales sur la société. 

Celui qui s'étonne choisit de s'étonner, sans le feindre pour autant. Il serait si facile de ne pas s'étonner de ce qui est banal, convenu, commun, quotidien et de continuer son chemin vers son “objectif”. Pourtant le philosophe décide de s'arrêter en bordure du chemin, laissant passer les pressés, les savants, les "problem solvers" et autres "apporteurs de valeur ajoutée" et il contemple le phénomène tel qu'il est, sans fioriture, sans se moquer, sans mépriser, sans se désoler ni se lamenter non plus. Il se met alors à questionner ce qui paraît évident, on aurait presque honte pour lui d'ailleurs. 


Ainsi à une cliente qui me disait qu'elle "ne savait pas dire non" j'aurais pu dire "oui je comprends vous n'êtes pas la seule, c'est parce que vous avez peur du conflit” ou “vous manquez de confiance en vous pour vous imposer" ou encore "oui moi aussi cela m'arrive parfois je suis gêné j'ai peur de blesser les gens". 

Mais non, le philosophe ne fait pas cela : il oublie qui il est et ce qu'il pourrait savoir et il demande"Ah, bon tiens donc ? Voilà qui est étonnant. Pourquoi ne pas dire non alors que vous refusez ce qu'on vous propose et que ce refus est légitime ?" Il invite autrui à la réflexion, à sortir de lui-même pour devenir philosophe à son tour et se questionner, plutôt que de se désoler de son incapacité à dire “non” et à en subir les fâcheuses conséquences. 


En s'étonnant donc, le philosophe praticien redécouvre le phénomène avec son interlocuteur. Peut-être va-t-il trouver les réponses auxquelles on aurait pu s'attendre mais peut-être pas. C’est alors qu’en questionnant il découvrira des choses vraiment étonnantes, dont chacun pourrait s’étonner sans être philosophe.

Il ne doit jamais craindre de s'ennuyer car il alors il fuirait le phénomène pour trouver de l'excitation. Or s'exciter, c'est le contraire de penser et c'est ce que nous préférons faire la plupart du temps. On s'excite, on en rajoute dans les mots, à l’américaine, on dit “waouh c’est génial !”, on agit, on résout mais on ne s'étonne plus, on ne pense plus, on veut “arriver”et on court sur l’autoroute sans regarder autour de soi.


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