Le grand refoulement
Tout est fait dans notre société pour qu'on ne pense pas à la mort : on meurt aujourd'hui à l'hôpital car on finit en général par être dépendant avant de mourir, ce qui suppose une unité de soin pour accueillir le mourant. Ceux qui sont proches de la mort, les vieux et les malades, bénéficient de structures dédiées où ils sont mis à l’écart des vivants.
Nous avons vécu une crise sanitaire qui nous a contraint à restreindre nos libertés par crainte de la mort (plutôt celle de nos anciens que la nôtre).
Dans la plupart des civilisations la mort est représentée comme une figure lugubre, malfaisante, insensible, désincarnée, inhumaine et froide.
Pour une société de consommation, la mort ne fait pas vendre, elle repousse, elle est même le repoussoir ultime.
Jeunes, nous n'y pensons pas car nous nous imaginons immortels, c'est pourquoi la mort d'un jeune a toujours un effet de sidération dans l'entourage. Adultes nous n'y pensons pas beaucoup plus car nous construisons notre vie : achetons une maison, faisons des enfants, bâtissons notre carrière. Tout est tourné vers l’activité, l’action, la construction, la planification de l’avenir et notre « bonheur » en ligne de mire.
Nous commençons à penser à la mort lorsque nos parents s'en rapprochent et finissent par mourir. A ce moment se profile l'horizon de notre propre mort.
La mort des autres est vécue sous le mode de la disparition, du deuil, de la tristesse, du manque. C’est un rappel brutal à notre condition de mortel mais qui nous touche encore d’une manière impersonnelle. Puis nous reprenons bientôt nos occupations, remettons le nez dans le guidon et arrêtons d'y penser. La mort c'est toujours pour les autres et il est difficile de penser quelque chose qui semble ne pas nous toucher de l’intérieur.
Nous penser à l’horizon de notre mort
Il y a pourtant beaucoup d'intérêt à penser la mort et en particulier notre propre mort.
Penser la mort c'est penser notre finitude, le néant en nous. C'est bien parce que nous sommes finis que la vie a une valeur. Comme nous sommes finis il nous faut choisir notre projet, notre orientation, il faut faire notre vie avant que la mort ne vienne y mettre un terme définitif. Notre choix est fini et il nous faut renoncer à plusieurs vies possibles pour vivre cette vie qui deviendra "notre" vie, il faut nous engager pleinement dans l’existence, même si la vie est une absurdité comme le disait Camus.
Penser notre mort c'est se donner de l'énergie et du courage pour faire ce que nous avons à faire car nous ne savons jamais combien de temps il nous reste, c'est donc donner de l'intensité à chaque moment "comme s'il devait être le dernier".
Penser la mort c'est aussi penser le monde sans nous. Le monde ne nous attendait pas, il était déjà là avant nous, il ne se soucie pas de nous. Il ne s'arrêtera pas plus de tourner après notre mort qu’il n’était à l’arrêt avant notre naissance, même si une pointe de démesure narcissique pourrait nous faire penser le contraire. Voilà un bon exercice d’humilité.
Penser le monde sans nous permet de prendre de la distance avec ses petites misères quotidiennes et nous pousse à imaginer l’existence sans la déformation gravitationnelle qu’opère notre moi « empirique » : angoisses, espoirs, projections, illusions sont toujours là pour nous ramener à la pesanteur du Sujet. Tous ces phénomènes nous empêchent de voir le monde objectivement, d’un point de vue « transcendantal ».
Penser la mort, et en particulier penser notre propre mort ou la mort-propre, c'est aussi prendre ses dispositions afin que la vie continue sans nous : il s'agit alors de mettre de l'ordre dans ses affaires, dans sa vie, de s'alléger en donnant, en transmettant. On se débarrasse, on débarrasse, on se met au clair, on fait un bilan : qu'avons-nous achevé ? Que nous reste-t-il encore à faire ? avons-nous le temps et l'énergie nécessaire pour le faire ?
Penser notre mort c'est tenir deux choses ensemble : l'absolument universel en même temps que l'absolument singulier. Quoi de phénomène plus universel que la mort dans le vivant ? La seule chose dont nous soyons absolument sûrs en tant qu'êtres humains est que nous mourrons un jour. C'est une croyance universelle qui ne s'est jamais démentie. Jamais personne n'est "pas mort". Parmi le peu de choses certaines qu'il nous reste en ce bas monde, en voilà une que nous pouvons tenir fermement : cette vérité est inébranlable et ne nous décevra jamais.
Et en même temps, c'est une vérité que nous ne pourrons expérimenter qu'une fois et d'une manière irréfragablement singulière : personne ne mourra à notre place et nous serons à ce moment précis absolument seul au monde, seul avec nous-même. Personne ne peut savoir à l'avance "ce que cela fait de mourir" et quand nous pourrons le savoir, aucun savoir ne sera plus possible. La mort est une expérience-limite au même titre que celle de l'endormissement : nous ne pourrons jamais capter le moment précis où nous nous endormons. Et c'est pourtant une expérience quotidienne que nous faisons. La mort est donc à la fois la plus universelle et la plus singulière des expériences.
La mort nous rapproche de tous les hommes : nous partageons tous cette perspective finale et toutes les civilisations l'ont ritualisée, sanctifiée, totémisée.
Aujourd'hui pourtant, la mode est plutôt au refoulement, à la médicalisation de la mort : nous mourrons à l’hôpital, lieu dédié aux malades. Mais la mort n’est pas une maladie. Pourquoi cette expérience si inhérente à notre condition humaine est-elle ainsi refoulée ? Qu'est-ce que nous perdons dans notre vie à ne pas ou ne plus penser la mort et en particulier notre propre mort ?
Penser la mort est-il un exercice salutaire pour améliorer la qualité de notre vie, notre attention à ce que nous faisons, nos choix de vie, nos directions existentielles.
En quoi penser la mort peut nous rapprocher des vivants et nous permettre de mieux penser et vivre ensemble ?
Voilà quelques questions que, vivants, nous pouvons encore nous poser.
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