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Le perfectionniste (ou l'insatisfait chronique)

Par Oscar Brenifier.



Certaines personnes souffrent d’insatisfaction chronique. Rien ne peut les satisfaire. A la fois elles aspirent fortement à la plénitude, à être comblées, et cela leur est impossible, ce qui reste assez cohérent. Car la mesure de leur espérance, de leur attente, détermine l’ampleur de leur déception, de leur désespoir. Les gens, le monde, la réalité, mais surtout eux-mêmes, bien que très souvent ils ne soient pas conscients du phénomène qui les habite, ne sauraient être à la hauteur de leurs expectatives.

Néanmoins, ils prennent leur perception subjective très au sérieux. Esprit de sérieux dirait Sartre, où l’on prend sa vision réduite, partiale et partielle, comme critère objectif, pétri de vérité et d’universalité. Ils y croient dur comme fer.

Ceci dit, il en est deux tendances. Ceux qui savent comment devraient être les choses et les êtres, dont la complainte est spécifique, ils sont habités par un idéal, très ambitieux, sans doute impossible, ils sont bien évidemment déçus. Et ceux qui en fait ne savent pas vraiment ce qu’ils veulent, ce qu’ils attendent : ils savent juste que rien n’est comme cela devrait être. Ils constituent le bloc principal des insatisfaits. Ce qui est logique, puisque l’insatisfait ne saurait se satisfaire même de son propre idéal, de ses propres représentations. Ce serait trop facile, trop limité.

C’est un absolutiste, mais un absolutiste qui s’ignore.

Donc il ne sait pas ce qu’il veut, il sait uniquement ce qu’il ne veut pas. C’est un nolontariste, et non un volontariste. Lorsqu’on lui fait des propositions pour aller au restaurant, il saura refuser tout ce qui lui sera proposé, jamais adéquat, mais il ne saura pas dire ce qu’il voudrait manger. Tout ce qui sera évoqué lui semblera insatisfaisant, de la même manière que tout ce qui pourra être proposé, aussi ne peut-il rien proposer : il sait à l’avance que cela ne conviendra pas, il y aura toujours quelque chose qui n’ira pas. Néanmoins il n’hésite pas à quémander : « Mais encore ? », « Quoi d’autre ? », « Il n’y a que cela ? ». L’être, pour lui, n’est pas ce qui est mais ce qui n’est pas. L’existence se caractérise par le manque, par sa dimension de non-être.

Impuissance

C’est un absolutiste, mais un absolutiste qui s’ignore. De fait, il est relativement impuissant. Car décider, se risquer à une action, s’engager dans quoi que soit est de toute façon voué à l’échec : ce ne sera jamais « que cela », il manquera toujours quelque chose, en quantité ou en qualité. Chez autrui comme chez lui-même. C’est le cas par exemple des personnes qui voudraient écrire mais n’y arrivent pas. Certes, il peut parfois connaître certaines satisfactions, il n’est pas nécessairement obtus, mais ces petits plaisirs seront toujours teintés de gris, il rodera toujours une ombre, celle de la finitude, de l’éphémère, de l’incomplétude. Son sentiment de contentement est fragile, il ne durera pas, il ne peut pas durer, il ne pourra survivre à l’angoisse, à la critique, à l’insurmontable défi du réel.

En fait, il court toujours à sa propre perte, comme si cette perte était sa véritable, seule et unique destinée.

On retrouve là le syndrome du Don Juan. Chaque femme qu’il rencontre suscite un espoir, hélas vite déçu. Elles sont toutes imparfaites et ennuyeuses, surtout si elles impliquent un engagement, une continuité. Il cherche toujours de la différence, de la nouveauté, du « plus », l’excitation d’une altérité prometteuse car non encore avérée. Tout ce qui est dit, le déjà-dit, lui est insupportable : l’horizon d’un éternel non-dit, toujours à venir, l’indicible seul lui sourit. L’ancrage lui est impossible. En réalité, l’idéal serait d’accéder à un nouveau « soi », mais bien évidemment cela reste assez difficile. La continuité, la stabilité l’effraie, elle respire l’ennui. Il ne connaît pas la transformation, le changement véritable ; il ne connaît que l’abandon, lâcher la proie pour l’ombre. Le probable ne l’intéresse pas, le sens commun l’ennuie, il ne s’intéresse qu’au possible, rare et précieux, le possible au risque de l’impossible.


Le néant comme matrice

En fait, il court toujours à sa propre perte, comme si cette perte était sa véritable, seule et unique destinée. L’aboutissement logique et inéluctable du non-être qui l’habite. Chez lui, le vide n’est pas une absence mais une réalité première, il a valeur ontologique et substantielle. Le néant n’habite pas les interstices, il ne s’insinue pas dans les fentes, il n’est pas un entre-deux, il n’est pas un accident du plein : il est la matrice constitutive de ce qui est, l’espace où s’inscrivent les objets, les être et les phénomènes. Tout ce qui est identifiable, tout ce qui surgit, tout ce qui apparaît, n’est jamais qu’une présence furtive, clandestine et subreptice, en manque de puissance et d’être. En un sens tout est pour lui simulacre, apparence d’être, puisque manifestation du non-être. Comment donc pourrait-il être satisfait !

Les insatisfaits chroniques sont incapables de se réjouir de ce qu’ils reçoivent ou de ce qu’ils ont accompli, car leur esprit se fixe instinctivement sur ce qu'ils n'ont pas

L’insatisfait oscille entre un état de frustration, vécu affectif déplaisant lié au fait que le désir n'est pas réalisé et un état de déception, sentiment de tristesse lorsque le désir est réalisé mais la satisfaction obtenue n'est pas à la hauteur de celle escomptée. Cette faillite de la satisfaction peut être causée par le fait que le résultat objectif n’est pas aussi significatif que le résultat attendu, mais aussi ce peut être que les conséquences de ce résultat, par exemple l’approbation générale, ne sont pas à la hauteur de ce qui était espéré. Ou encore, alors que toutes les attentes sont satisfaites, le simple fait que la satisfaction n’est pas au rendez-vous : elle est radicalement impossible. Soit parce que à force d’attendre le désir s’est émoussée, soit parce que le sujet lui-même est blasé, ou bien parce que par principe, par nature, l’insatisfait ne saurait jamais être satisfait.

Le cycle vital du désir, du besoin, de l’attente et de la satisfaction est chez lui faussé, quelque chose en lui est fondamentalement perverti. Les insatisfaits chroniques sont incapables de se réjouir de ce qu’ils reçoivent ou de ce qu’ils ont accompli, car leur esprit se fixe instinctivement sur ce qu'ils n'ont pas, sur ce qui n’est pas, sur ce qui serait susceptible de manquer, plutôt que sur ce qu'ils ont, sur ce qui est. Ce problème récurrent est sans doute ce qui justifie le concept bouddhiste de « dukkha », le désir en tant que manifestation de l’avidité qui nécessairement engendre l’insatisfaction. Aussi, selon cette philosophie, pour se libérer de cette souffrance endémique, vaut-il mieux se libérer du désir plutôt que de le satisfaire, non pas en le réprimant mais en se transformant soi-même. Ceux qui souffrent d'insatisfaction chronique tendent vers un état de tristesse et de mécontentement permanent qui les empêche de profiter du présent, de jouir du positif dans leur existence, du simple plaisir de vivre. Néanmoins, notons qu'il est important et quelque peu naturel de ressentir de manière récurrente une certaine insatisfaction, tant à propos de soi-même que d’autrui et du monde qui nous entoure. Ce sentiment de manque et d’indigence nous incite à agir, nous motive, nous invite à nous confronter à nous-même, à travailler notre environnement : cet instinct du « mieux » ou du « plus » peut en effet donner sens à notre existence. Mais il est facile de tomber dans l’excès de cette dynamique, en particulier lorsqu’elle relève d’un désir d’absolu, de totalité.


Comparaison n'est pas raison

Une des manières les plus courantes est le réflexe de se comparer à autrui, que ce soit le voisin ou les célébrités, les « champions », dans un domaine ou un autre. A travers cette comparaison systématique, nous pouvons toujours trouver quelque chose qui nous manque, et le sentiment du manque en soi-même est au cœur du schéma de l’insatisfaction. De nos jours, l’omniprésence des réseaux sociaux, à la fois par les mythes qu’ils véhiculent, ou chacun tente de se « vendre » en fabriquant sa propre image, et par le rôle des « influenceurs » qui se promeuvent comme des modèles à suivre et imiter, popularisent des messages artificiels qui encouragent ainsi l’insatisfaction de soi, souvent de manière superficielle. Au point que cela peut devenir réellement pathologique chez des esprits simples. Poursuivre un rêve peut être de fait un chemin à suivre, qui nous procure une raison de nous lever le matin, de faire des efforts et d’agir, en relevant un défi. Mais il s’agit de garder conscience du réel : plus un rêve est ambitieux, plus il sera réservé à une infime minorité, en particulier à cause de ses exigences de talent, d’efforts et sans doute de circonstances. Le secret pour le commun des mortels est de poursuivre son chemin parce qu’il nous plait, parce qu’il nous semble être le bon choix, celui qui nous convient, celui où nous nous retrouvons, celui où nous nous accomplissons. Or ce qui bien souvent fait obstacle est justement le problème de l’insatisfaction, qui est lié aux résultats, que ce soit des résultats de performance, de production, ou de réussite sociale, de reconnaissance. L’insatisfaction est en général liée à l’avidité, à la possession, aux résultats, plutôt qu’au processus lui-même, au cheminement. C’est d’ailleurs ce qui rend les insatisfaits impuissants, s’ils se laissent déborder par cette obsession. Sans quoi ce sentiment peut au contraire les pousser à agir, à s’accomplir, en dépit de l’anxiété qu’il génère, ou grâce à lui. Le désir de perfection est un schéma courant, par exemple chez le « bon élève ». Avec toujours cette même ambiguïté flottante entre le fait de vouloir apprendre le mieux ou le plus possible et le fait de se préoccuper des résultats et de la reconnaissance des autorités en place.


Désir d'absolu


Ascension et chute vont presque de pair, s’ils ne sont simultanés, aussi les perfectionnistes opèrent-ils dans des schémas maniaco-dépressifs. L’insatisfait est pris dans un étau entre ses représentations ou phantasmes d’absolu et les limites du réel, la misère de l’immédiat.

L’accès au concept d’absolu, la quête d’absolu, la contemplation de l’absolu est un principe fondamental de la raison, caractéristique de l’humain, capable d’envisager l’idéal et le pire, être fragile pris en tension entre fini et infini. L’absolu, quel qu’il soit, renvoie toujours simultanément au merveilleux et à la réduction, au manque, au principe de finitude, sorte d’échelle de Jacob entre la terre et les cieux que notre esprit peut gravir et descendre à une vitesse vertigineuse. Ascension et chute vont presque de pair, s’ils ne sont simultanés, aussi les perfectionnistes opèrent-ils dans des schémas maniaco-dépressifs. L’insatisfait est pris dans un étau entre ses représentations ou fantasmes d’absolu et les limites du réel, la misère de l’immédiat. Crainte de rater quelque chose et crainte du mieux. Cette tension peut devenir tout à fait insupportable. D’autant plus que les moyens d’information actuels nous offrent en permanence l’infinité des possibles, une sorte de présence permanente du grandiose à travers de fulgurantes réussites. L’impression illusoire nous est donnée d’un accès facile à tous les possibles, un goût de l’impossible, illusions rendue accessible, visible, à portée de main. Les lieux virtuels de rencontre jouent cette carte du tout est possible : tout est là, il ne reste plus qu’à choisir, immensité du possible, vertige des apparences, avec son cortège de déception et d’amertume. Pourquoi en rester au donné, et se satisfaire de si peu ! Le prochain, la prochaine, sera mieux encore. Ne pas s’arrêter en chemin, pour ne pas rater une meilleure opportunité, une meilleure option. Le désir de perfection se confond ici avec un désir de possession : il ne s’agit plus de ce que l’on fait, mais de ce que l’on détient. Ce qui de toute façon est la substance du désir de perfection : quel que soit l’absolu auquel on aspire, il s’agit en fait d’une totalité, d’une complétude, plus encore que d’une perfection. C’est d’avidité dont il est réellement question, et non d’accomplissement.


Obession absurde

L'insatisfaction chronique repose sur la croyance chimérique que l'on peut être parfait ou pleinement satisfait, bien entendu de manière préréflexive, car toute tentative de raisonner sur une telle expectative ou à la rendre pleinement consciente tendrait à la faire disparaître pour cause d’absurdité. Ce n’est donc pas un choix, puisqu’il n’est pas délibéré, on pourrait dire que c’est un tempérament, une manière d’être.

Mais si cette inclination devient problématique, si elle empêche d’agir, si elle devient source d’angoisse permanente, si elle altère négativement les relations avec autrui, dès lors on peut lui attribuer une dimension pathologique et y voir quelque chose à travailler, à réduire, à contrôler. Si le sentiment d’insécurité ainsi engendré incite le sujet à rechercher en permanence l'appréciation et l'approbation des autres, s’il minimise en permanence ses propres réalisations, ce qui lui permet de justifier son mécontentement, il sera rongé par l’amertume et la contrariété.


L’insatisfait est un habitué des objectifs disproportionnés ou irréalisables, des espoirs impossibles, ce qui implique une difficulté à évaluer ou juger le présent de manière raisonnable

Ainsi certains rechercheront la perfection même dans les activités les plus simples, les plus basiques, comme le nettoyage de leur habitation ou le rangement d’une armoire. Une telle personne sera capable de faire et refaire ce rangement sans jamais en être satisfaite, se sentant paralysée et frustrée par le résultat obtenu. De manière plus générale, des préoccupations secondaires ou même insignifiantes, de par leur dimension obsessive, peuvent prendre le pas sur l’essentiel et l’important.

En conséquence, toute nouveauté, toute initiative sera évitée, par de peur de se tromper. A part le comportement obsessionnel, la dimension pathologique de cette tendance se manifestera par la fréquence de la plainte, puisque rien n’est satisfaisant. Autrui sera régulièrement sollicité comme témoin, au risque de faire partie lui aussi de l’insatisfaction s’il ne fait pas écho à cette plainte de manière considérée adéquate. Ou bien par le souci de la « petite bête », généralement exprimé par des propositions adversatives, en particulier l’utilisation compulsive du « mais », grand ténor de l’insatisfaction chronique.

L’insatisfait est un habitué des objectifs disproportionnés ou irréalisables, des espoirs impossibles, ce qui implique une difficulté à évaluer ou juger le présent de manière raisonnable. Ce qui entraine bien entendu un recours périodique à l’abandon, ultime refuge du perfectionniste. En même temps, tout échec est amplifié, dramatisé, il est difficile et lent de récupérer. Évidemment, ce perfectionnisme ne s’applique pas qu’au soi, bien que le rejet du soi en reste le fondement. Le sujet sera aussi exigeant avec ses proches, il aura du mal à accepter leur façon d'être et d'agir : il les critiquera facilement et excessivement. Ainsi ces derniers prendront leurs distances ou l’éviteront, se lassant de son attitude déplaisante ou agressive. En conséquence, les personnes sujettes à l'insatisfaction chronique souffrent facilement d'anxiété et sont plus susceptibles de déprimer.

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