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Entre désir et devoir : comprendre notre volonté




La nature de nos décisions


Quand on fait quelque chose, le veut-on? Quand je me fais un café le matin, c'est peut-être par habitude, mais si je ne le voulais pas, je ne le ferais pas. Admettons donc simplement que si je me fais un café, c'est parce que je le veux, de même que lorsque je vais à la piscine ou au cinéma. Pourtant, on m'objectera aussitôt : "mais quand tu te réveilles le matin fatigué et que c'est ton réveil qui te réveille, le veux-tu ?" Si on te demandait ton avis à ce moment, tu répondrais sûrement : mais non, je ne veux pas me lever, mais il le faut! Dans ce cri du cœur, on sous-entend que si on ne se lève pas, on arrivera en retard au travail, on ratera la réunion avec ses collaborateurs, on se fera recadrer par son boss, et on se fera même peut-être licencier pour faute professionnelle! Bref, on se lève parce qu'on craint les conséquences négatives du fait de faire la grasse matinée un jour de travail. Nous dirons que nous y sommes obligés, contraints, forcés. Pourtant, regardons-y d'un peu plus près. Ce travail, avec certes des contraintes mais aussi des avantages comme de percevoir un salaire, nous l'avons bien voulu. Nous avons consenti à faire un certain nombre de sacrifices, dont celui de ne pas faire la grasse matinée en semaine, pour obtenir les bénéfices qu'il nous apporte. Donc, si on remonte d'un cran dans l'échelle de notre volonté, on peut dire que nous avons choisi ce travail et donc nous avons choisi de nous lever. Donc, on peut dire qu'à la fois on veut et on ne veut pas se lever le matin.


Les échelles de la volonté


Mais on pourrait continuer l’expérience et remonter encore d’un cran: je n’ai pas voulu avoir un travail et les contraintes; je préférerais ne pas travailler. Mais voilà, j’ai besoin d’argent pour vivre et comment faire sans travailler ? Oui, mais là encore, on pourrait m’objecter : tu as voulu vivre et si tu veux vivre, par conséquent, tu t’obliges toi-même à respecter les règles du système qui fait que pour vivre et subvenir à tes besoins, tu dois travailler; tu as bien voulu vivre dans ce système; tu as voulu vivre ! Si tu ne veux pas vivre, tu peux toujours te suicider, mais comme tu préfères vivre, alors tu dois vouloir tout ce qui va avec. C’est un «package deal», à prendre ou à laisser.

Cela montre un point intéressant : le vouloir, la volonté, pour une même action, s'exerce à plusieurs échelles différentes. Il y a un vouloir immédiat, et il y a un vouloir plus global, et les deux entrent souvent en conflit. Et lorsqu’on remonte toutes les gradations de ce vouloir, on en arrive à un vouloir fondamental : le vouloir-vivre. Personne ne nous oblige à vivre, vivre n’est ni un devoir ni une obligation. Mais ce vouloir plus global, nous n'hésitons pas à le qualifier de "devoir": en effet, une fois que nous avons choisi et donc voulu notre propre loi, nous nous "faisons un devoir" de nous y conformer, notre vouloir prend au quotidien la forme d'un devoir. Le problème survient lorsque nous oublions que ce devoir nous a été initialement imposé par nous-même, qu'il relève de notre choix et qu'il ne tient qu'à nous de ne plus le vouloir et par conséquent de nous détacher de tout devoir. Dire de ce vouloir que c’est un «devoir» est une forme de mauvaise foi, comme à chaque fois que pour justifier une action, nous disons «je n’avais pas le choix». On a toujours le choix.


Pour Sartre, nous sommes toujours libres de ce que nous faisons, par conséquent, toujours responsables et toujours "voulant" faire ce que nous faisons, aussi contrainte puisse paraître l'action qui nous occupe

Choix et conséquences


Je peux démissionner de mon poste, mettant fin à mon contrat, et faire la grasse matinée tous les matins si le cœur m'en dit. C'est pour cette raison que Sartre, avec son côté radical, qualifiait de "mauvaise foi" quiconque utilisait la nécessité là où il n'y avait qu'une liberté mal assumée. Pour Sartre, nous sommes toujours libres de ce que nous faisons, par conséquent, toujours responsables et toujours "voulant" faire ce que nous faisons, aussi contrainte puisse paraître l'action qui nous occupe. Imaginons une personne dans une situation extrême, par exemple, à qui on ordonne de fusiller un ami sous peine d'être lui-même fusillé. Il paraît insensé de dire qu'il veut fusiller son ami. Dans l'absolu, oui, c'est vrai qu'il ne le veut pas. Mais ici, il n'est pas dans un choix absolu : il a le choix entre la peste et le choléra. Mais à partir du moment où il n'a pas voulu mourir, on peut dire qu'il a préféré fusiller son ami en obéissant à cet ordre inhumain (évidemment, je laisse de côté le problème de la moralité d'un tel ordre qui a dû pourtant déjà exister), et s’il a préféré, c’est qu’il a opéré un choix et donc qu’il l’a voulu, même si sa volonté globale est de ne faire de mal à personne.

Cette liberté fondamentale peut facilement expliquer la culpabilité mortifère que pourra ressentir cette malheureuse personne, car au fond d’elle-même, elle voit bien qu’elle a voulu tuer son ami. On pourra aussi dire de quelqu'un qui se suicide qu'il ne l'a pas voulu, car il ne l'a fait que pour échapper à une vie infernale. Mais là encore, il a voulu échapper et par conséquent, on ne sort pas de ce vouloir, de cette liberté en action. Il faut admettre l’idée contre-intuitive que vouloir faire quelque chose n'implique pas nécessairement qu'on y prenne du plaisir et peut être la souffrance que nous éprouvons à faire des choses qui violent nos valeurs, accompagnée de la conscience que nous les voulons, est-elle là justement pour masquer la satisfaction qui en général accompagne le fait de faire quelque chose que nous voulons.

Si on reprend l'exemple de notre fusilleur malgré lui, le fait qu'il fait quelque chose qu'il veut devrait lui procurer une certaine satisfaction, dans le cas précis, celle d'échapper à sa propre mort. Mais la culpabilité bien naturelle qui l'accompagne (on imagine que pour cette personne, il est mal de tuer son ami) est tellement forte qu'elle écrase sa satisfaction sous de la souffrance. C'est ici un processus classique de refoulement que Freud a bien décrit.


le vouloir "sain" peut être affecté d'un certain nombre de pathologies qui le minent de l'intérieur

Je ne voudrais pas vous dégoûter de votre journée de travail par cet exemple terrifiant, mais pour revenir à notre question initiale: quand on fait quelque chose, le veut-on ? Je répondrais «oui, on le veut toujours», mais il faut identifier le niveau auquel on le veut et voir comment ce vouloir s'intègre lui-même dans un réseau de choix qui se posent à nous. Le vouloir est toujours relatif, on veut toujours quelque chose plus qu'une autre chose, et c'est ceci qu'il s'agit de découvrir afin de se réconcilier avec la culpabilité. Après, on peut aussi critiquer différentes formes de vouloir : le vouloir égocentrique face au vouloir altruiste, le vouloir entier et déterminé face au demi-vouloir, à la volonté indigente, la velléité ou la pusillanimité... bref, le vouloir sain peut être affecté d'un certain nombre de pathologies qui le minent de l'intérieur. Ce qu'il est important, c'est de bien clarifier ce que l'on veut quand on effectue une action, ou plutôt avant de l'effectuer si possible. Et considérer comme principe de base le fait que quand vous faites quelque chose, c'est nécessairement que vous l'avez voulu d'une manière ou d'une autre, même les actions qui nous paraissent les plus stupides, cruelles, absurdes ou suicidaires.

Eh oui, parfois, voire souvent, l'être humain joue contre lui-même, il veut contre ses intérêts objectifs. Le problème principal est donc la clarté de ses idées, la pleine conscience de ce qu’il fait au moment où il le fait, de ses motivations, ce qui nous ramène encore et toujours à Socrate et à la connaissance de soi. À nous de faire en sorte que notre vouloir s’accorde avec ce qui est bon pour nous objectivement.


Si maintenant vous vous demandez : quand est la dernière fois que j'ai fait quelque chose que je ne voulais pas ? Cela signifie que vous admettez que vous n'aviez aucune liberté, que votre action était absolument nécessaire. De deux choses l'une : soit la liberté n'existe pas et c'est donc à tout moment que la nécessité absolue s'impose à vous (c’est la conception de Spinoza), soit vous admettez que parfois vous faites quelque chose en le voulant et parfois en ne le voulant pas. Mais dans ce dernier cas, quelle est cette nécessité qui vous contraint à faire quelque chose que vous ne voulez pas ? Elle ne pourrait pas être une nécessité métaphysique spinoziste, car elle s'exercerait pour chacune de la moindre de vos actions. Ce serait donc une nécessité relative. Mais à ce moment, si vous êtes contraint à faire quelque chose, si par exemple vous chutez parce que la gravité vous attire vers le sol après que vous avez buté sur une pierre, peut-on dire que c'est une action ? Non, on dirait plutôt une réaction dans ce cas-là. D'où on ne sort pas que lorsqu'on fait quelque chose, soit on l'a toujours voulu, soit on ne l'a jamais voulu, mais l'entre-deux n'est pas possible, n'en déplaise à tous ceux qui voudraient demeurer dans le confort de l’entre-deux, de la «nuance», comme ils disent.

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