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Les mots ont dépassé ma pensée !





Quelle drôle d'expression pour signifier que nous regrettons ce que nous avons dit. Pourtant si nous l'avons dit c'est que nous l'avons nécessairement pensé. Car comment les mots pourraient-ils "dépasser la pensée" ? Les mots pensent-ils par eux-mêmes ? S'aggrègent-ils automatiquement ensemble pour former des propositions qui ont du sens ?

Non, les mots ne pensent pas parce qu'ils ne sont que la forme de la pensée, ils ne sont que le concept à l'intérieur duquel le sensible, l'intuition, l'expérience, prennent place, comme l'a bien montré Kant. Il se peut que les mots soient vides de sens, creux, vides, car aucune expérience ne vient les remplir. Mais ce ne serait pas une raison pour les regretter.


S'il y a des mots c'est qu'il y a au moins un commencement de pensée, il y a un vouloir, un désir, une intuition, un sentiment. Ainsi il se peut que les mots n'aient fait qu'exprimer une pulsion, un vouloir, un désir passager et c'est justement cela que nous regrettons. Nous regrettons toujours le sentiment, pas la pensée.

S'il y avait de la pensée, les mots ne pourraient pas la dépasser, ils ne peuvent que l'exprimer. La pensée ne s'exprime qu'avec des mots, que ces mots soient des signes formels d'une langue ou seulement des gestes : car penser c'est se différer de soi-même, c'est introduire une altérité de soi à soi, donc il faut nécessairement qu'une médiation se fasse entre soi et soi.

Cela n'a aucun sens de prétendre que vos mots ont dépassé votre pensée. Bien au contraire, vos mots ont parfaitement traduit et trahi votre "pensée" du moment et c'est bien pour cela que vous voulez les ravaler, que vous voulez faire comme s'ils n'avaient jamais été prononcés. Mais le Verbe est performatif, il crée une nouvelle situation dans le monde, qu'il soit prononcé en son for intérieur ou devant autrui. Ce qui est dit est dit, et l'important n'est pas ce que vous vouliez dire ou pas dire, puisque ce que vous voulez s'est traduit en mots : l'important c'est ce que vous avez dit, puisque c'est la forme qu'a prise votre pensée.

C'est ce dont le monde, y compris vous-même si vous en avez le courage, peuvent et doivent se saisir pour en interpréter le sens. Les mots, une fois prononcés, ne nous appartiennent plus, comme les idées d'ailleurs : autrui est dès lors légitime pour s'en saisir et en faire son interprétation et vous engager dans un dialogue.

Mais ne dites jamais que "ce n'est pas ce que vous vouliez dire" ou que "les mots ont dépassé votre pensée", vous ne feriez que vous enfoncer dans la mauvaise foi.

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