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Misère de l'amour







Découverte tardive


Nous savons par les témoignages des infirmières des centres de soins palliatifs qu'à l'approche de leur mort imminente, de nombreuses personnes regrettent, demandent d'avoir plus de temps pour faire ce qu'elles pensaient ne pas avoir encore fait. Beaucoup parlent de "passer plus de temps avec leurs proches", de "leur dire qu'elles les aiment", ou encore de se réconcilier avec cet ami perdu de vue pour un différend futile. L'esprit se met à penser aux choses essentielles, le coeur s'ouvre à la générosité. Certains découvrent l'amour, le don, l'attention à autrui, eux qui étaient de leur vivant constamment tournés vers eux-mêmes.

Il y a un coté absurde, pathétique, à découvrir une chose aussi fondamentale que l'amour en tant que don de soi, juste avant de mourir. Cela pourrait même passer pour une dernière marque de ridicule voire de forfaiture. Cette soudaine "découverte" ne serait-elle qu'une ultime ruse du Sujet mourant pour s'attacher, s'arrimer à la vie avant qu'elle ne quitte définitivement ses veines? Serait-ce une tentative de s’attirer les faveurs d’un au-delà dont il commence à soupçonner la possible existence ?

A moins que cela ne signifie que c'est l'amour lui-même qui n'est pas de ce monde et que s’”il” pense le découvrir, c’est probablement qu’”il” est déjà mort, car l’amour ne se trouverait que dans l’au-delà, au Paradis j’imagine... On pourrait faire l'hypothèse que tout amour ici-bas n’est qu’un amour de soi déguisé, et que l’amour comme pur don, l’agape des Anciens, n’existe pas, même dans la charité chrétienne, puisque le charitable est toujours suspect de vouloir gagner sa place au paradis.

Aimer sans s'aimer


On peut voir cependant une exception à travers la figure du Repentant qui, se haïssant pour ses fautes passées, passe le restant de sa vie dans le don et l’espoir de se racheter à ses propres yeux. Prenons Jean Valjean par exemple, le dur au coeur tendre, le Pur, le forçat qui portera à jamais les stigmates de son passage au bagne dans Les Misérables de Victor Hugo. Jean Valjean ne s'est jamais aimé, il ne s'est jamais octroyé le moindre plaisir, sa vie n'est qu'un long calvaire qu'il endure presque avec une joie résignée.

Pourtant son coeur s'effondre le jour où il tombe sur la petite Cosette dans la forêt un soir glacial d'hiver. Dès lors il ne vivra que pour et à travers elle jusqu'à ce qu'elle tombe amoureuse du jeune et idéaliste Marius. Là, Valjean connaîtra la vraie douleur de voir l'être aimé qui s'éloigne et il se laissera quasiment mourir du chagrin de n'être plus le socle qu'il avait été pour la vie de la petite qui devenait une femme. Et lui restait toujours aussi seul, toujours aussi incompris, toujours aussi faible dans son coeur malgré sa force physique et mentale. Cet homme n'aura aimé que deux êtres : le bon évêque Myriel du diocèse de Digne et Cosette. Jamais il ne se sera octroyé la moindre charité ou compassion envers lui-même, jamais il n’aura eu pour lui-même une parole charitable alors que son entourage le tint pour un Saint. Javert s'en suicida de dépit lorsqu'il se rendit compte qu'un forçat pouvait aussi être bon. Valjean est l'archétype du Saint, de celui qui ne vit sa vie que par procuration, dans le dévouement total à d'autres êtres, à commencer par les plus Misérables d'entre eux. Mais le vrai Misérable c'est lui, cet homme mort-né qui n'a jamais connu l'amour de lui-même, pour qui la joie exista mais uniquement par l'attachement à un autre être. Dès lors qu'il ne s'aimait pas lui-même peut-on dire qu'il aimait les autres et en particulier Cosette ? Ou était-il déjà mort avant de rencontrer Cosette ?

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