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Avons-nous du mal à penser la finitude de notre existence ?




On peut toujours imaginer comment était le monde avant notre naissance : nos parents nous auront raconté leur histoire d'avant notre conception et puis il y a aussi l'Histoire. Nous savons bien qu'avant nous il n'y avait pas rien et que nous avons commencé notre existence à un moment déterminé dans le temps et dans l'espace, même si nous ne gardons aucune mémoire de ce moment. Des témoins en général suffisent à attester que notre existence a bien eu un commencement et que nous n'existons pas "de tous temps".

Pourtant on voit déjà que nous pouvons nous faire une objection à nous-même : Platon parlait déjà du fait que l'âme était éternelle et transitait par des corps finis et que les idées que nous pensions avoir étaient en fait des réminiscences d'idées que notre âme avait eues dans d'autres vies passées. La métempsychose, la réincarnation et la réminiscence sont des moyens de ne pas accepter le fait que notre existence, notre corps ainsi que notre âme, puissent être finis. S'ils ont commencé un jour, un jour ils finiront aussi. Il nous est encore plus difficile d'imaginer la fin de notre existence parce que tout se passe dans notre existence comme si nous étions le centre de l'univers. Or l'univers ne meurt pas, il ne fait que se transformer.


Penser le monde après la fin de notre existence, notre mort donc, est particulièrement pénible pour la plupart d'entre nous, du moins est-ce mon hypothèse. Avez-vous déjà imaginé vos enfants, si vous en avez, qui continuent tranquillement leur vie sans se soucier de vous et comme si "vous n'aviez jamais existé ?" Cette pensée vous attriste-t-elle ? Dans ce cas votre « moi » est assez fort pour entraver la pensée de votre propre finitude. Il est pourtant facile de penser logiquement que le monde ne changera pas d'un iota suite à notre disparition, que nous serons vite oubliés à moins d’être de grands hommes.


L'inutilité n'a-t-elle pas aussi une forme de noblesse, n'est-elle pas l'expression d'une liberté radicale ?

Votre vie aura été inutile, vaine ? Peut-être, mais après tout qu'importe ? L'inutilité n'a-t-elle pas aussi une forme de noblesse, n'est-elle pas l'expression d'une liberté radicale ? D’ailleurs il n'est pas nécessaire de penser notre mort pour s'apercevoir de la finitude de notre existence : nous n'avons pas le don d'ubiquité et sommes bien obligés d'être à un lieu à la fois, nous qui aimerions souvent être ici mais aussi là avec ces gens et là-bas également à voir ce paysage mais notre existence est aussi limitée dans l’espace. Les réseaux sociaux nous frustrent cruellement de ce désir d’ubiquité car ils simulent notre présence dans de multiples endroits à travers de multiples interlocuteurs.


Nous pourrions nous imaginer tels cet Operating System dans le film Her qui entretient une conversation simultanée et personnalisée avec plus de 600 interlocuteurs : le héros sera désespéré d'apprendre qu'il parlait à une entité infinie dans l'espace et qu'il croyait amoureuse de lui. L'amour d'ailleurs, ce transport de l'âme, nous permet de nous réfugier dans une forme d'absolu du désir qui transcende l'espace et le temps puisque d'une part on peut aimer plusieurs êtres à la fois, sans être en contact physique avec eux et que d'autre part cet amour peut être présent à l'être aimé même après notre disparition, quoique sous la forme cruelle du manque pour celui qui survit.

 

Notre plus grande souffrance provient probablement du fait très banal que nos désirs sont infinis quand notre existence est finie, limitée, conditionnée. Et c'est aussi ce désir d'infini qui nous empêche de penser la finitude. Nous n'aurions pas de mal à penser la finitude chez un autrui qui n'est rien pour nous. Mais dès que le désir s'en mêle, la pensée se tord, tourne sur elle-même, se bloque. Nous nous divertissons par toutes sortes de ruses pour nous arracher à cette pensée que nous sommes finis, mortels, limités, imparfaits et pourtant si démesurés dans notre désir. Cette démesure, les Grecs la nommaient l'ubris et les Dieux la punissaient de mort.

Car penser sa finitude c'est aussi la dépasser par la pensée au moins, c'est organiser notre vie afin de développer notre puissance, afin de nous étendre existentiellement dans le domaine que nous aurons choisi. C’est en pensant notre finitude que l’on peut se réconcilier avec l’idée de la vie, dont la mort et la limitation font partie intégrante.

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