Si vous vous retournez aujourd'hui en milieu de parcours ou de “carrière”, comme j'imagine nombre d'entre vous le sont, voyez-vous une cohérence, une synthèse, une idée, derrière votre carrière ? Y a-t-il une ligne directrice ou bien vous êtes-vous contenté·e de “rebondir” comme on dit aujourd'hui, de poste en poste, d'entreprise en entreprise, au gré des opportunités qui s'offraient à vous ?
Si c’est le dernier cas, votre parcours n’a pas plus de cohérence que celui d’une balle rebondissante. Elle ne rebondit pas “au hasard” car si on connaissait sa texture, son angle, sa vitesse et la configuration du sol ou pourrait prédire exactement l’endroit où elle rebondirait. Ainsi sont les gens qui agissent de manière spontanée : ils sont entièrement conditionnés pas leurs désirs, leurs croyance, leur sensibilité. C’est ce contre quoi Spinoza nous met en garde.
Si vous avez analysé vos expériences, les avez-vous synthétisées ? Les avez-vous reconstituées en un tout cohérent ou vous êtes vous contenté·e d’être ballotté·e au gré des vagues du monde économique et des affaires, des rencontres qui vous ont permis de passer d’une “boîte”à une autre, d’un projet à un autre ?
Faire la synthèse, et non le bilan comme on dit habituellement dans une vision finalement très comptable de la vie (qui est “une affaire qui ne couvre jamais ses frais” comme le disait Schopenhauer) me paraît tout à fait important et salutaire.
Si on se contente de faire une carrière en accumulant les postes, les positions (que cela soit dans un sens vertical ou horizontal peu importe) alors on finit par adopter la posture de la fourmi : on empile des miettes, les brindilles que l'on finit par aimer, puis avec ce tas de miettes on prétend qu'il s'agit d'un tout cohérent alors qu'il ne s'agit que d'un amas d'expériences faites de bric et de broc que nous appelons pompeusement "une carrière" alors que rien de cohérent n'en a émergé. Ceci dit le mot de "carrière" est peut-être finalement bien choisi dans le sens où il évoque un grand trou dont on extrait des matières premières, un trou dont on ne sait pas quoi faire une fois qu’on en a excavé les minerais et qui défigure à jamais la terre.
Une vie, comme une carrière, devrait avoir une ligne de conduite, une ligne directrice, un vecteur, une colonne vertébrale...sinon ce n'est qu'une somme d'expériences dont on a du mal à tirer le sens mais que nous finissons malgré tout par aimer, par complaisance, parce qu’il serait trop dur de tout remettre en question après tant de temps, cela nous couterait trop d'un point de vue psychologique.
C’est le sens de l’adage socratique selon lequel “une vie sans examen ne vaut pas la peine d’être vécue”. Cet examen implique alors de faire la synthèse de soi-même.
Si elle est cohérente et donc consciente, une carrière (comme une vie) devrait pouvoir être résumée à un seul mot, un seul concept, une seule idée.
J'ai plutôt l'impression que la plupart des gens, soit par avidité soit par illusion de nécessité (ils prétendent de mauvaise foi que c’est une question de “survie”) empilent sans compiler.
Rien de honteux là-dedans mais rien de vraiment noble non plus, pas de quoi pavaner.
Faire carrière, cela revient à être un bouchon qui flotte au milieu d'une mer agitée : on bouge beaucoup, on descend, on monte, on surnage, on se maintient mais on reste toujours le même morceau de liège au bout du compte : carrière sans synthèse n’est que ruine de l’âme, pour paraphraser une phrase célèbre.
Et le fait de passer sa carrière en tant que soi-disant “penseur” ne résout pas l’affaire. Regardez les professeurs de philosophie : ils passent leur existence à analyser et à décortiquer les mêmes auteurs, sous des angles différents certes, et à repenser encore et encore les mêmes choses. Il y a une forme de fascination pour leurs maîtres à penser. Ils analysent, construisent de nouvelles théories, bâtissent des cathédrales conceptuelles (sic) mais ils n'ont pas d'unité, ils n'ont pas fait de synthèse : leur synthèse n'est que l'autre nom de la fascination complexée qu'ils ont pour leur maître à penser, ces tristes épigones.
Le philosophe, lui, n'a pas fait d’études pour être professeur de philosophie (à quelques exceptions près) ni pour commenter les auteurs : il avait une idée et il a passé le reste de sa vie à la mettre en pratique, que cela soit en l’écrivant ou en la transmettant à des disciples par la pratique, comme Socrate. Cette définition du philosophe inclut donc ceux qui n'ont jamais lu un livre de philosophie.
Mais la plupart d’entre nous préfère prendre ainsi des petits bouts de ceci et de cela, nous nous en "nourrissons" et prétendons bâtir quelque chose alors que nous n’avons fait que nous attacher à nos propres miettes sans créer quoi que ce soit de nouveau, sans mettre en oeuvre une idée, une vision.
Qui peut prétendre ici que sa carrière est la mise en pratique d'une idée, d'une vision, d'une intuition, enfin de quelque chose d'unique, de synthétique ?
Qui a fait le travail de synthèse de sa carrière et qui, en se retournant derrière lui, peut dire : oui il y a de la cohérence ici, il y a une trame, il y a un fil conducteur, une logique, une idée. Celui-ci pourra la mettre sur son épitaphe. Et un diplôme, ce n'est pas une idée (sur des faire-parts de décès parfois on voit "ancien élève de l'Ecole Polytechnique" ou de l'ENS).
Si vous avez l'impression que votre "carrière" n'est qu'une suite de rebondissements sans logique, sans ligne directrice, c'est que vous n'avez pas fait sur vous ce travail de synthèse, vous n'avez pas suffisamment réfléchi sur vous-même, vous ne vous connaissez pas.
Si vous n’avez pas fait ce travail vous ne pouvez pas pas prétendre à une quelconque forme d'authenticité ni de bonheur car il vous manquera toujours quelque chose, le bonheur de l'unicité, de la synthèse, de l’alignement avec ce que vous êtes.
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