Penser n'est pas être préoccupé.é
Les vacances sont un moment propice au repos, aux activités purement récréatives de détente, que cela soit un sport, la promenade, jouer avec ses enfants ou encore lire un roman. Les vacances sont là pour provoquer une rupture dans la suite de routines contraignantes de la vie quotidienne citadine qui s’appuie sur le triptyque travail-famille-amis. Dans ce quotidien la plupart prétendra “trop penser” et les vacances seront alors l’occasion de “ne plus penser”. Or quand les gens disent qu’ils “pensent tout le temps” ou “pensent trop”, ils confondent en fait penser en tant qu’activité libre mais néanmoins rigoureuse de la réflexion sur le monde et soi-même, (ce que nous pourrions également qualifier de “philosopher”) et être préoccupé. Etre préoccupé c'est se soucier en permanence de ce que nous avons à faire : tel rapport à rendre à notre chef, tel cadeau à acheter pour Noel, tel rendez-vous à prendre avec un client ou avec le dentiste, faire faire les devoirs aux enfants, préparer cette présentation power point pour la prochaine réunion de service, faire sa comptabilité...c'est une liste sans fin de tâches quotidiennes et pratiques qui contribuent à nous engluer dans le présent aussi bien qu’à nous rassurer sur notre utilité, notre valeur pour autrui, notre appartenance au monde.
Or quand les gens disent qu’ils “pensent tout le temps” ils confondent en fait penser en tant qu’activité libre mais néanmoins rigoureuse de la réflexion et être préoccupé
Evidemment on pourra toujours prétendre que pour répondre à ces multiples sollicitations ou injonctions (que nous nous créons souvent nous-mêmes), nous avons besoin de penser. Nous planifions, inventons, réalisons, calculons, ordonnons, répondons à des questions, exprimons nos sentiments, discutons avec nos collègues et amis.
Mais ce qui prédomine dans ce flux d’activités quotidiennes c’est la préoccupation constante, et c’est cela qui fatigue et nous donne envie de nous mettre “en vacances”. Or penser n'a rien à voir avec “se préoccuper” : penser est une activité libre en ce qu'elle se pose ses propres contraintes pour se développer, c'est une activité libre tout en étant rigoureuse. Penser est un effort et fatigue certes mais la fatigue qui en résulte est une bonne fatigue, comme celle que nous ressentons après le sport et pas celle qui nous envahit lorsque trop de tensions nerveuses s'accumulent en nous. C’est une fatigue qui paradoxalement nous dynamise aussi bien en ce qu’elle nous fait éprouver les forces vives et créatrices de notre esprit, phénomène que l’on retrouve également probablement dans toute activité artistique.
Pour autant, penser, et a fortiori "se penser", conduit à voir des choses sur nous-mêmes qui nous déplaisent, nous sont désagréables voire nous attristent profondément. Mais en les voyant nous les pensons et en les pensant nous les travaillons : nous les problématisons et les questionnons, préalable nécessaire si nous voulons changer ou au moins nous réconcilier avec ce que nous sommes. Nier ces contradictions, détourner son regard de ces décalages et autres "désalignements" entre ce que nous sommes effectivement et ce que nous voudrions être ne conduit qu'à ancrer plus profondément la faille en nous qui continuera d'éroder notre être comme le cours d'eau le fait sur la roche. Insensiblement, lentement mais sûrement.
“Je verrai cela plus tard, quand j’aurai le temps”, et surtout pas pendant les vacances où l'on ne veut pas se "prendre la tête" sont les conjurations les plus fréquentes, détournements du regard bien inutiles et puérils.
L'hygiène mentale ne doit pas s'interrompre pendant les "vacances"
Dans l’idée de réhabiliter le travail de la pensée y compris pendant nos vacances si sacralisées en France, nous utiliserons ici une métaphore assez parlante : celle du mal de dents.
Nous ne faisons que reproduire pendant les vacances cette préoccupation mais sous d’autres formes.
Avoir un problème existentiel, qu'on le nomme mal de vivre, fatigue d'exister, manque de sens et de repère, sentiment vague que "quelque chose nous manque", impression de “ne pas être soi” ou colère rentrée permanente, tous ces symptômes sont comparables au mal de dents. Nous pouvons essayer de ne pas y penser mais nous savons bien que cela ne se résoudra pas "comme ça" et surtout pas en prenant des vacances et en “pensant à autre chose” (car que faisons-nous déjà au quotidien si ce n’est nous efforcer de penser à “autre chose”). C'est paradoxalement justement pendant les vacances que le mal se fera sentir le plus vivement car toutes nos préoccupations quotidiennes ne jouent plus leur rôle habituel de divertissement de la douleur. C’est pourquoi on se trouvera d’autres activités pendant les vacances qui prolongeront le mode fondamental du divertissement dans lequel nous nous trouvons toujours déjà. Nous ne faisons que reproduire pendant les vacances cette préoccupation mais sous d’autres formes.
Cependant les vacances sont agréables car nous nous laissons aller, nous dormons autant que nous voulons, nous passons plus de temps avec nos enfants, nous nous prélassons ou nous saoulons d’activités sportives. Mais bien vite revient le moment redouté de reprendre le travail et ce sentiment que cela sera encore plus dur car sur le fond rien n’est résolu.
Revenons au mal de dents. Le mal subi ne fait que nous renvoyer à notre propre passivité, à notre finitude matérielle et à notre impuissance, à notre corporéité qui nous soumet aux dérèglements du corps qui sont amenés à s'amplifier à mesure que le temps y opère son sournois travail de sape.
Or face au mal de dents, il existe une autre attitude possible que celle consistant à subir : prendre le taureau par les cornes en prenant rendez-vous chez le dentiste. Ne serait-ce que la prise de décision concourt déjà à atténuer quelque peu notre douleur car nous reprenons la main sur nous-même, notre volonté s’ébroue et se projette dans la résolution du problème. Puis le moment fatidique du rendez-vous arrive et il s'agira alors d'être courageux, de serrer les dents (enfin si vous le pouvez) et pourquoi pas de "vivre pleinement sa douleur" comme nous y invitent certains sages, afin de ne pas redoubler la douleur par la peur de souffrir. "Après l'effort, le réconfort" et la quasi garantie que le problème sera au moins en partie derrière nous : il nous faudra cependant entretenir nos dents en adoptant une hygiène irréprochable et en allant se faire régulièrement contrôler par un professionnel, sous peine de périodiquement retrouver le mal.
C'est la même chose pour les problèmes existentiels si l'on transpose la douleur physique sur le plan psychologique. Le bénéfice de la confrontation à soi, dont le prix à payer peut être une douleur passgère, est de remettre sa pensée au travail et d’améliorer son hygiène mentale. Or pas plus que vous n’arrêtez de vous laver les dents en vacances il ne faut arrêter de penser pendant les vacances. Bien au contraire, il faut profiter de ce temps de plus grande disponibilité pour amplifier son travail sur sa pensée afin de revenir à l’autre travail, celui avec lequel nous gagnons (ou perdons, c’est selon) notre vie, avec une nouvelle fraîcheur d’esprit, de nouvelles habitudes mentales, une nouvelle puissance de penser qui nous permettra d’affronter la vie avec plus de confiance, de puissance, de lucidité et de joie de penser.
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