Non, ce n'est pas possible parce que...
1 - Nous voulons que les autres nous reconnaissent
Des autres j'attends toujours au minimum qu'ils me reconnaissent, qu'ils attestent de mon existence en me reconnaissant comme une autre conscience libre. Car c'est à travers le regard d'autrui que je prends conscience de moi-même comme l’ont théorisé de nombreux philosophes comme Sartre, Hegel ou Levinas. Pour Sartre par exemple, autrui arrive par effraction dans mon champ de conscience car il me pose comme objet alors que je veux être un Sujet, il m'aliène, il "troue de néant" le monde qui se présentait pour moi comme un agrégat d'outils pour ma jouissance. Pour Hegel, l'apparition d'autrui provoque une lutte à mort pour la reconnaissance réciproque. Le vainqueur sera le maitre et le vaincu l'esclave qui servira le maitre, tout en se travaillant lui-même et en provoquant sa future émancipation. Pour Levinas l'autre surgit par un visage qui me rend infiniment responsable de son existence et de sa vie, ouvrant une dette de bienveillance en son nom.
2 - Nous voulons que les autres nous respectent
Nous attendons des autres qu'ils nous accordent a priori la dignité de notre existence comme cela est inscrit dans la déclaration des droits de l’Homme, qu'ils respectent la loi, ce contrat que nous signons tous en tant que citoyens, et notamment celle de ne pas nous tuer, nous agresser ou nous insulter, de ne pas empiéter sur notre liberté, de ne pas nous opprimer les uns les autres.
3 - Nous voulons que les autres soient "normaux"
Non nous attendons des autres qu'ils aient un comportement "normal" : qu'ils s'habillent dans la rue, qu'ils parlent et comprennent notre langage, qu'ils aient des références communes avec nous. J'attends par exemple que chacun tienne son rang dans la queue au supermarché, que les automobilises respectent les feux rouges, que le facteur distribue mon courrier le matin, que les magasins soient ouverts le samedi, que la police assure ma sécurité si je suis en danger, que les poubelles soient enlevées dans la rue. J'attends que fonctionnent tous les services invisibles du quotidien comme l'eau courante, l'électricité et le chauffage. C'est uniquement lorsqu'ils cessent de fonctionner que je me rends compte de leur importance et que leur "normalité" n'est pas une évidence et qu'elle pourrait bien cesser un jour si la guerre ou la pénurie énergétique venait jusque dans nos foyers. C’est bien ce dont nous avons pris conscience lors de la crise du COVID, de la hausse du prix de l’énergie et des grèves contre la réforme des retraites.
4 - Comme consommateur nous voulons être satisfait·e·s
Quand je suis en relation avec un professionnel je m'attends à ce qu'il ait de l'exigence et de la rigueur dans l’exercice de son métier, qu'il soit formé à ce qu'il fait, qu'il soit poli et diligent envers moi si j’ai des demandes, qu'il se sente impliqué par mon problème s'il est là pour le résoudre, qu'il mette les moyens à sa disposition pour m'aider.
La société ne peut fonctionner que si les différents professionnels qui la font vivre et prospérer jouent leur rôle comme il est attendu par les clients ou les usagers. J'attends d'un professionnel qu'il me guide, me conseille et m'aide, même si ces attentes ne sont pas formalisées dans le contrat que je signe avec lui.
La loi de l'offre et la demande joue toujours en arrière-plan : si le professionnel manque de conseil et d'initiative je pourrai aller voir son concurrent et il le sait bien donc c'est aussi dans son intérêt d'allers vers le mien. Cependant je peux aussi en tant que client avoir des attentes illégitimes et abuser de mon pouvoir. C’est ma responsabilité en tant que client de connaitre la limite de ce que je peux raisonnablement attendre et la responsabilité du professionnel de me le rappeler le cas échéant. Chacun en quelque sorte est en négociation constante pour rappeler à l’autre le périmètre de ses attentes. Pour le prestataire l’attente est cependant plus claire et déterminée : il peut attendre d’être payé au prix qu’il a demandé dans les délais qu’il a demandés.
5 - Nous voulons que les autres nous aiment
En amour, même si nous aimons, somme généreux et prodigues, nous attendons en général aussi de l'attention, de l'amour, de la bienveillance en retour. Il est rare d'aimer dans un pur désintéressement pour le "retour sur investissement" affectif. Les parents, même s'ils prétendent que leur amour est inconditionnel, seraient bien embêtés si leur progéniture ne leur rendait pas quelque affection. Ces attentes parentales sont parfois démesurées envers leurs enfants qui en portent une culpabilité plutôt aliénante, ce qui est le contraire de l'éducation qui vise justement à développer l'autonomie chez les enfants.
Dans le couple c'est encore plus évident puisque la relation est justement choisie parce qu'il y a réciprocité et attente de réciprocité.
7 - Nous voulons que les autres soient rationnels
Nouss attendons nécessairement une forme de rationalité chez un être humain, un accès au sens commun et à la raison que nous ne pourrions pas attendre pour un animal.
Selon Descartes, "le bon sens est la chose du monde la mieux partagée", c'est à dire notre capacité "naturelle" à juger du vrai et du faux, du bien et du mal dans le domaine moral. Nous attendons d'autrui qu'il manifeste ce bon sens afin que nous puissions avoir avec lui un échange basé sur la raison. Le problème, rajoute Descartes, est que « nous ne conduisons pas tous notre raison selon les même voies et ne considérons pas les mêmes objets ». Et c'est là où les attentes diffèrent et les malentendus et autres conflits s'installent. Dans toutes les langues et toutes les cultures, si nous demandons "pourquoi" nous attendons légitimement que la réponse nous donne une cause ou un but ou une intention et nous jugerions un homme comme « fou » si à la question de la cause on nous répondait sur le lieu ou sur le temps par exemple.
Oui, c'est possible sous certaines conditions...
1 - Dans le questionnement socratique
Oui quand je pose une question de manière candide et authentique, sans esprit de provocation ni d'accusation, je peux ne rien attendre de spécifique dans sa réponse tout en attendant qu'il me "réponde" c'est-à -dire qu'il comprenne que j'attends qu'il se soumette à mon exigence de réponse. Mais je n'attends pas qu'il me réponde "bien" ni qu'il me donne "la bonne réponse" ni qu'il dise ce que j'aurais envie de lui faire dire. J’ai une attente raisonnable envers un être raisonnable.
2 - Quand on observe un enfant
Oui quand j'observe un petit enfant jouer par exemple, je n'attends rien de lui mais je me réjouis de la spontanéité et de l'inattendu de ses comportements. Je sais que ce n'est pas encore un être trop conditionné par conséquent je n'attends pas de lui ce que j'attends d'un adulte. Je n'attends pas qu'il soit poli, qu'il soit rationnel ou cohérent, qu'il soit gentil et altruiste, qu'il soit propre ou respectueux.
3 - Quand on est blasé
Si nous avons beaucoup attendu d'une personne en termes d'amour, de performance, de qualités et que cette personne nous a régulièrement déçus, nous n'attendons plus rien d'elle, nous ne l'aimons plus, ni ne la détestons d'ailleurs, et elle nous devient assez indifférente, nous ne misons plus sur elle. Evidemment c'est une non-attente plutôt négative parce qu'elle est teintée de tristesse et de regret.
4 - Quand on aime généreusement
Dans l'amour charitable, l'agape pour les Grecs, différent de l'eros, on aime son prochain et on est prêt à lui donner sans rien attendre en retour, pas même de la gratitude ni de la reconnaissance.
Cet amour sous forme de don de soi peut aussi être la première étape dans la relation amoureuse, où chacun est centré sur l'autre et la satisfaction de ses besoins et désirs. Cependant cette période ne dure qu'un temps et bientôt le don est corrompu par l'arrière-pensée que l'autre doit donner en retour et s'installe progressivement un amour qui ressemble plus à celui d'un banquier qui "gére la dette" amoureuse de l'être aimé.
5 - Quand on est un artiste
Un artiste qui crée peut ne rien attendre de son public : ni qu’il ne comprenne ni qu'il aime ce qu'il fait. Il crée avant tout pour lui-même et n'attend que sa propre satisfaction. Malheureusement encore l'artiste souffre la plupart du temps également de son manque de reconnaissance, reconnaissance qui lui est nécessaire pour sa survie matérielle s'il veut vivre de son art. S'instaure alors en lui une dialectique entre son désir de créer pour créer et celui de plaire, de créer pour exposer et vendre son art ce qui lui permettra d'obtenir une certaine aisance matérielle pour continuer à créer.
6 - Quand nous contemplons
Lorsque nous sommes dans la contemplation d'une œuvre d'art ou d'un beau paysage par exemple. Schopenhauer nous dit que c'est le moment où la Volonté et la représentation se rejoignent et où nous ne désirons rien mais sommes perdus dans la pure contemplation.
7 - Quand on est dans l'action
Attendre de quelqu'un est une attitude passive qui est tendue vers l'avenir par conséquent à chaque fois que nous nous engageons pleinement dans une action, nous sommes investis dans le moment présent et sortons de cette tension vers ce que les autres pourraient ou devraient faire ou dire.
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