Peut-on se connaître soi-même ?
- Jérôme Lecoq
- il y a 2 jours
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Cette question, aussi ancienne que la philosophie, semble à première vue appeler une réponse positive : qui mieux que soi-même pourrait pénétrer les replis de sa propre conscience ? Pourtant, un doute subsiste, et il se précise lorsque l’on médite la formule de Sartre : « Dans la réflexion, si je ne parviens pas à me saisir comme objet, mais seulement comme quasi-objet, c'est que je suis l'objet que je veux saisir. » Si je suis l’objet de ma propre connaissance, alors je suis simultanément celui qui observe et celui qui est observé, et cette duplicité semble vouer toute tentative d’introspection à un perpétuel ratage.
La pensée de soi ne serait ainsi jamais une saisie pure, mais une poursuite indéfinie, un jeu d’ombres entre le sujet qui se cherche et l’objet qu’il croit atteindre. Déjà Socrate, dans ses dialogues, exprimait une gêne, un embarras devant la complexité de se connaître soi-même. Dans le Lachès, il avoue à Nicias son propre engourdissement, son incapacité momentanée à avancer : « Car c’est vrai, je suis tout engourdi, dans mon âme comme dans ma bouche, et je ne sais que te répondre. » Ce n’est pas là une ruse rhétorique destinée à amadouer son interlocuteur, mais l'aveu sincère de celui qui, en interrogeant l'autre, rencontre aussi ses propres limites.
La difficulté se redouble lorsque l'on considère que penser n'est pas seulement une opération froide et logique, mais un acte affecté, traversé par des émotions, des séductions, des embarras. Dans le Phèdre, Socrate, troublé par la beauté de Phèdre, reconnaît être saisi d'un « délire sacré », signe que même l'esprit le plus lucide n'est jamais indemne de ce qu’il contemple. De même, Montaigne, tentant dans ses Essais de se peindre lui-même, constate qu’il ne peut saisir un être fixe mais seulement un flux, un mouvement perpétuel : « Je ne peins pas l’être. Je peins le passage. » L’introspection solitaire se heurte ainsi à la mobilité essentielle de l’âme humaine, et à son opacité intérieure.
Face à cette impossibilité de coïncider avec soi-même par la seule voie intérieure, le dialogue avec autrui apparaît non comme un luxe, mais comme une nécessité. La pratique philosophique socratique se fonde sur cette nécessité : créer, par la médiation d'un autre, un espace où le discours de soi est mis à l'épreuve de la raison. Dans cette pratique, le praticien a la responsabilité de poser des questions qui obligent le sujet à expliciter, à préciser, à assumer ses paroles, sans lui laisser la possibilité de se réfugier dans le flou ou la diversion. Le but n'est pas de piéger, ni d'exposer crûment, mais de rendre possible un dévoilement, souvent abrupt, parfois douloureux, toujours salutaire, en tirant les fils de la logique jusqu'à leurs conséquences.
Cependant, le praticien lui-même n'est pas à l'abri de ce qu'il provoque. Il n'est pas un spectateur extérieur : en écoutant, en questionnant, en voyant surgir les incohérences, il est parfois traversé par ses propres failles. Car ce qu'il révèle chez l’autre peut résonner en lui, l’atteindre, le troubler, et troubler aussi sa capacité d'écoute. Socrate lui-même ne cache pas ces moments d’impuissance où le dialogue semble l’entraîner hors de sa maîtrise. Ainsi, dans le Ménon, il admet ne pas savoir ce qu’est la vertu et s’engage, avec son interlocuteur, dans une recherche tâtonnante, humble, exposée.
Cette co-exposition est le cœur éthique de la pratique philosophique : il ne s'agit pas d'un praticien surplombant un client, mais de deux êtres pris ensemble dans le même bain de la pensée, exposés aux mêmes risques, affectés par la même exigence. C’est ce qui rend cette pratique à la fois précieuse et rude : elle n’est pas une introspection confortable, ni un simple échange d’idées, mais une traversée dialectique où chacun, praticien comme pratiquant, accepte de voir vaciller ses certitudes.
Ainsi, à la lumière de Sartre, de Socrate et de Montaigne, nous comprenons que la connaissance de soi est un mouvement sans fin, un travail de dévoilement sans garantie d’achèvement. Mais loin de condamner ce travail, cette impossibilité même est ce qui fonde la nécessité de la pratique philosophique. Se connaître, ce n'est pas capturer une image stable de soi, c'est apprendre à se tenir dans l'oscillation entre ce que nous croyons être et ce que nous révélons être dans la rencontre avec l’autre. La vérité sur soi n’est pas un point d’arrivée, mais une trajectoire exigeante, ouverte, qui ne peut être tracée qu'à deux voix.
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