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Pourquoi se mettre à la place d'autrui ?




On peut vouloir se mettre à la place des autres de manière consciente et « stratégique ».



Education, apprentissage.

Si je veux expliquer une règle de grammaire à ma fille de 10 ans, je dois me mettre à sa place en faisant fi des connaissances que j'ai par ailleurs afin de comprendre ce qu'elle ne comprend pas et d'utiliser les mots et concepts qui sont à sa portée. Je me mets à sa place dans le sens où je n'utilise que ses connaissances et feins d'ignorer ce que je sais.

On voit dans cet exemple que se mettre à la place d'autrui est un effort sur soi car l'environnement cognitif d'autrui n'est pas nécessairement le mien.

Séduction, manipulation

Si je veux contrôler autrui, le manipuler ou exercer une forme de pouvoir sur lui alors il faut que je me mette à sa place afin de savoir ce qui lui plait pour le séduire ou ce qui lui déplait pour lui infliger de la douleur. Ainsi les escrocs, les pervers doivent être empathiques afin de savoir ce qui agit sur autrui.

Autre exemple, si je souhaite vendre un produit à un client il me faut pour cela me mettre à la place de ses besoins et de ses désirs, les « faire miens » momentanément, afin de lui proposer un produit qui puisse le satisfaire en répondant à ses besoins ou ses désirs et pas aux miens.


Mais spontanément nous avons aussi des conduites naturelles où nous sommes réputés "nous mettre à la place d'autrui".


Par quel mécanisme nous arrive-t-il de nous mettre à la place d’autrui ?


Identification à des personnages

Toute grande œuvre de fiction littéraire nous aura touché car nous nous serons identifiés à un ou plusieurs personnages, ce qui nous permet d'être impliqués, touchés par une histoire. Qui n'a pas ressenti un désir de vengeance en subissant l'emprisonnement injuste du Comte de Monte Cristo, Edmond Dantès ? Le romancier fabrique des situations dans lesquelles tout un chacun peut imaginer se trouver et fait appel à des sentiments universels, ici en l'occurrence l'injustice, le désespoir puis la liberté et le plaisir malsain de la vengeance. Même si nous n'avons jamais été jetés au fond d'un cachot sur une délation mensongère, nous avons déjà ressenti de l'injustice en étant accusés à tort et nous pouvons inférer ce que cela nous ferait. Reste que cela suppose que le lecteur ait de l’imagination, une certaine expérience de la vie et donc de culture et évidemment du talent de la part de l'auteur qui doit rendre son histoire crédible, en dépit du côté très improbable de la succession d'événements extraordinaires vécus par le héros.

Le lecteur, en imaginant, transpose son « moi » dans la situation du héros et vit ses émotions par procuration. Se jouent ici à la fois une capacité cognitive de métaphorisation, de comparaison-transposition et aussi d’empathie cognitive et émotionnelle. Non seulement nous pouvons comprendre les émotions qui traversent autrui mais nous pouvons en plus les vivre ce qui en fait une expérience d’autant plus immersive et intense. Des neurologues ont d’ailleurs donné un substrat biologique à cette capacité en montrant l’existence de « neurones miroirs » capables de s’activer quand le sujet observe un congénère qui ressent de la douleur (ce qui explique que si je vois quelqu’un qui se tape sur les doigts avec un marteau je vais également ressentir une forme de douleur).


Dialogue, communication

Enfin on peut vouloir se mettre à la place des autres pour les comprendre, pour les connaître, lorsque cette compréhension ne nous est pas immédiate. Un acteur qui joue un personnage de criminel par exemple, doit comprendre ses motivations s'il veut pouvoir se mettre dans la peau du personnage, s'il veut l'incarner et par conséquent être crédible dans son interprétation.

Maintenant nous pouvons répondre plus directement à la question "peut-on se mettre à la place d'autrui ?"

Nous avons donc déjà vu que notre capacité d'empathie cognitive et émotionnelle est une qualité que nous possédons tous plus ou moins.

L'empathie cognitive nous permet de naturellement inférer les états mentaux d'autrui en fonction de son attitude et l'empathie émotionnelle de vivre ces états nous-mêmes, quoique de façon atténuée. Cette dernière attitude est un problème puisque se profile le risque de la contagion et donc de l'impuissance à agir, si besoin d'agir il y a.

En tant qu'êtres humains nous faisons tous un certain nombre d'expériences communes qui nous procurent des émotions similaires : nous sommes heureux en général lorsque nous accomplissons avec succès une tâche difficile, nous sommes en colère lorsque nous sommes victimes d'une injustice, sommes tristes lorsque nous perdons un proche ou que notre projet est contrarié par des événements extérieurs, sommes joyeux lorsque nos amis autour de nous le sont, etc...L'homme est naturellement un animal social ce qui implique qu'il est "câblé" pour se mettre au diapason de ses congénères dans nombres d'expériences de la vie courante.


Limites

En revanche, cette capacité à se mettre à la place d'autrui a également ses limites car ce sont les expériences mêmes qui sont limite :

- la mort : personne ne meurt à ma place et cette expérience restera à jamais singulière et incommunicable.

- l'extase du mystique est également un phénomène singulier où je ne sais pas "ce que cela fait" de toucher l'absolu et je ne peux voir ces transes que de l'extérieur et m'imaginer ce que cela doit faire.

- les événements extrêmes de joie ou de tristesse me sont également difficilement accessibles : je ne saurai jamais ce que cela fait de gagner aux Jeux Olympiques, j’espère ne jamais savoir ce que cela fait de perdre son enfant, d'être face à un grizzli dans la forêt, je ne saurai jamais ce que cela fait de gagner au loto ni de flotter en apesanteur dans l'espace.

Toutes ces expériences limites sont émotionnellement incommunicables même si les artistes tentent de les partager par le détour de l'art, en particulier le cinéma qui semble particulièrement adapté. Les nouvelles technologies immersives comme la réalité virtuelle avec casques et senseurs peuvent nous offrir des simulations probablement très proches de la réalité, mais qui restent de la simulation : ce qui fait toute la différence c’est que nous savons que nous ne sommes pas l’autre mais que ce n’est qu’une simulation.

Ainsi c'est plutôt notre corps et ses possibilités infinies qui semblent un obstacle à nous mettre à la place d'autrui. Il m'est impossible de savoir "ce que cela fait" d'être handicapé moteur ou d'avoir perdu un membre ou d'avoir été un grand brûlé pour prendre d'autres exemples extrêmes qui impliquent des expériences corporelles. Je peux imaginer ce que cela fait en transposant des expériences familières et en tentant de les amplifier mais cela reste une inférence intellectuelle.

Par ailleurs me mettre à la place d'autrui suppose une identité stable : mais si je considère que le moi n'est qu'une construction fragile et sujette à des flux incessants qui la déforment, alors il n'y a plus vraiment de "place" à occuper puisque cette place n'existe pas vraiment. Le monde même selon Montaigne n’est que « branloire pérenne » et cela inclut le « moi ». Si la conscience est un fleuve, on sait bien que l'on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve, par conséquent on ne se reconnaîtra jamais comme le « même ». Or sans identité, pas de possibilité non plus de se mettre à la place de l’autre puisque nous sommes toujours déjà nous-même « autre ».



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