Lucidité ou soumission joyeuse
Il semblerait que deux conceptions principales de l'humilité émergent. Premièrement l'humilité est l'équivalent de la lucidité. L'humble, étant lucide sur sa valeur et sur celle de ceux qui l'entourent, se positionne à sa juste place. Il sait ce qu'il vaut et s'appuie sur cette conscience de ses qualités et de ses limites pour agir au mieux. C’est une conception rationaliste de celui qui est dans la juste mesure des choses et de lui-même (phronesis, la « prudence » aristotélicienne) et ne se préfère pas nécessairement aux autres. En cela l'humble peut aussi bien être fier et confiant puisque celui qui accomplit une chose connait la valeur de son action puisqu'il sait d'où il part objectivement : sans se comparer aux autres il sait qu'il a su se dépasser ou prendre des risques car il connait ses limites. C'est le cas du sportif qui est fier des progrès accomplis en fonction de son niveau initial même s'il ne pourra jamais prétendre côtoyer les hauteurs olympiques. Ce n'est pas pour cela qu'il rabaisse ceux qui sont moins méritants ou qu'il se rabaisse lui-même face aux champions, bien qu’il puisse néanmoins les admirer.
Deuxièmement l'humble est celui qui d'emblée s'abaisse face aux autres car il ne veut pas que l'on puisse croire qu'il s'en croit supérieur. Dans ce cas l'humilité est feinte puisqu'il agit avant tout pour un souci d'image, c'est ce que nous pourrions appeler de la fausse modestie.
Troisièmement l’humble s'abaisse sincèrement face à une transcendance, Dieu dans la plupart des cas. Or dans la plupart des religions l'humilité s'accompagne également d'un message d'amour et d’égalité envers autrui (« Vous avez appris qu'il a été dit : Œil pour œil, et dent pour dent. Eh bien ! moi je vous dis de ne pas riposter au méchant ; mais si quelqu'un te gifle sur la joue droite, tends-lui encore l'autre. Et si quelqu'un veut te poursuivre en justice et prendre ta tunique, laisse-lui encore ton manteau. Et si quelqu'un te réquisitionne pour faire mille pas, fais-en deux mille avec lui. À qui te demande, donne ; à qui veut t'emprunter, ne tourne pas le dos ! » (Matthieu 5, 38-42)).
Quoi qu'il en soit de notre conception de l'humilité, on est toujours humble parce que l'on reconnait une force qui nous dépasse, qu'elle soit absolue ou relative, que cette reconnaissance soit rationnelle ou de l'ordre de la foi.
De même s'abaisser devant Dieu mais se croire supérieur en cela aux non-croyants (les mécréants) serait incohérent puisque l'humilité face à Dieu se doublerait d'un orgueil face aux hommes. Or il est assez évident que la recherche spirituelle et ascétique religieuse cherche à lutte contre toute forme d'orgueil et de narcissisme qui serait une forme de déviation par rapport à l'adoration de Dieu. Donc en général les personnes religieuses sont humbles. Même dans l’Antiquité le mythe de Narcisse dénonçait la folie orgueilleuse (hubris) de ceux qui aimaient plus leur image que leurs semblables (on se rappellera que la nymphe muette Echo était éperdument amoureuse de Narcisse). La seconde conception n'est authentique que dans le cas comme nous le disions de la soumission a priori à une transcendance, que cela soit Dieu ou une autorité reconnue (un grand professeur, un champion, un grand scientifique) ou encore une activité (la science) ou une entité physique (la mer, la montagne, le désert) ou même un concept (la nature, la liberté, le plaisir).
Quoi qu'il en soit de notre conception de l'humilité, on est toujours humble parce que l'on reconnait une force qui nous dépasse, qu'elle soit absolue ou relative, que cette reconnaissance soit rationnelle ou de l'ordre de la foi.
La sympathie de l'humble
Les personnes humbles nous sont toujours sympathiques car elles ne risquent pas de nous rabaisser ou de se comparer à nous. Or nombre d'entre nous sommes sensibles quant à notre valeur : nous doutons de nous-mêmes, nous comparons systématiquement aux autres et nous trouvons souvent sans valeur. Alors pour compenser cette "faille narcissique" nous devenons arrogants en nous mettant en avant plus que de raison. Nous étalons nos connaissances, donnons notre avis sur tout, fanfaronnons avec tous nos diplômes, nos expériences et connaissances prestigieuses, etc. Ou alors au contraire nous nous sur-abaissons, nous nous auto-censurons, nous auto-sabotons voire nous auto-flagellons afin d'obtenir une rédemption pour nos péchés d'imperfection, d'incomplétude. Nous faisons cela par exemple en en "faisant trop » au travail, en nous surinvestissant dans ce qui n'est qu'une fonction et qui conduit généralement à un épuisement intellectuel et physique (mauvaise foi du garçon de café qui prétend n’être que sa fonction dirait Sartre). Quand nous rencontrons une personne humble cela nous repose car nous ne nous sentons pas jugés, évalués, catégorisés.
L'orgueil ne fait qu'amplifier ces moments de désarroi où des obstacles apparemment insurmontables se mettent en travers de notre route
Ainsi l'humilité est une qualité nécessaire pour qui souhaite développer des relations sociales harmonieuses, voire entrainer les autres dans son sillage. Jésus ou Bouddha ou Socrate n'étaient-ils pas l'humilité incarnée ? C'est aussi une qualité pour celui qui fait un travail de fond, ambitieux et difficile. En effet, tout projet d'envergure incertain nous mettra à l'épreuve de nous-mêmes : nous aurons des échecs, des déceptions, des moments d'abattement. Or l'orgueil ne fait qu'amplifier ces moments de désarroi où des obstacles apparemment insurmontables se mettent en travers de notre route. Ainsi l'humilité alliée à l'endurance permet de ne pas dévier de son chemin et de « prendre ces deux menteurs que sont le succès et l’échec d’un même front » comme le disait joliment Kipling le poète.
Humble mais néanmoins confiant
Pour qui prétendrait devenir humble (ce qui déjà apparait comme une contradiction dans les termes car si on prétend on manque déjà d'humilité) un problème se pose. En effet, si l'humilité est souvent tenue pour une vertu cardinale, la confiance et l'estime de soi le sont aussi. Or on pourrait penser que l'humble ne devrait pas avoir confiance en lui puisque pour lui le "soi" devrait n'être rien, ou presque rien, ainsi rien en lui ne devrait mériter son estime ni sa fierté. Mais sans confiance en soi on n'ose rien, on n'entreprend rien et on se laisse bercer voire écraser par les événements et par les autres.
Comment alors concilier humilité et estime de soi ?
L'idée serait de se trouver un maître qui ne soit pas tout-puissant (auquel cas nous entrerions en religion, ce qui est toujours possible) et pourrait parler et guider chacun en harmonie avec ses semblables. Ce ne pourrait donc pas être une qualité égotique comme le plaisir ou la réussite sociale. Il faudrait que ce maître possède de la générosité, de l'altérité et de l'ouverture à autrui. Ce ne pourrait pas non plus être une personne car personne ne parle à tout le monde et les hommes sont trop corruptibles pour qu'on soumette son existence à l'un d'entre eux. Ce ne pourrait pas être une activité particulière ni circonstancielle pour la même exigence d'universalité. Que nous reste-t-il après cela ?
J’en ai pour le moment identifié 4 : la raison, la loi morale, la vérité, la nature.
J'avais initialement pensé à l'amour, mais que signifie de se soumettre à l'amour puisque celui-ci est réputé n'avoir « jamais connu de lois » comme le chante Carmen dans l’Opéra de Bizet ? Ce ne serait en fin de compte que la soumission à la loi bien aléatoire et mystérieuse de notre cœur, ce qui ne remplirait pas le critère d'universalité. J'avais aussi pensé à la liberté mais encore une fois comment se soumettre à un principe qui est le contraire de la soumission ? Cela reviendrait à se soumettre à l'arbitraire du moi donc au principe égotique de plaisir. La liberté intervient néanmoins dans la soumission à une entité car cette soumission doit être libre, bien entendu. Une personne qui serait endoctrinée dans la soumission à la loi implacable ne pourrait pas prétendre à l'humilité dans la mesure où sa servitude ne serait ni volontaire ni éclairée (le droit parle du consentement libre et éclairé), elle ne serait que soumise. De même l’amour intervient dans l’humilité en ce qu’il faut aimer la loi morale, la raison, la nature ou la vérité pour s’y soumettre joyeusement. Nous restons donc pour l’instant sur la raison, la loi morale, la vérité et la nature.
L'humble ne se veut ni ne se dit humble, il transpire l’humilité et seuls les autres peuvent lui attribuer cette qualité.
Nous disions plus haut que l'humble ne peut annoncer son humilité, ne peut s’en prévaloir. Dire, comme le font les hommes politiques, « je vous le dis en toute humilité », est une contradiction performative, qui a pourtant toujours autant de succès. L'humble ne se veut ni ne se dit humble, il transpire l’humilité et seuls les autres peuvent lui attribuer cette qualité. L'humble ne revendique pas, ne fanfaronne pas, ne milite pas pour une cause ni ne défend quoi que ce soit volontairement : il incarne la force de la soumission à un principe qui le dépasse et le traverse à la fois et c'est par son exemple que les autres peuvent être inspirés. Socrate fait mieux pour la vérité que tous ceux qui ont écrit sur la vérité. Le résistant qui se sacrifie pour sauver un camarade fait mieux pour la morale que tous les traités de morale, l'homme de la rue qui raisonne avec le bon sens commun fait mieux pour la raison que les traités de logique d'Aristote. L'humble n'a pas besoin de se hisser sur les épaules des autres pour se montrer parce qu'il a toujours son horizon en ligne de mire qui le guide et lui transmet sa force. L'humilité non feinte témoigne d'une grande force intérieure de celui qui ne pérore pas, ne dit ou ne fait que ce qu'il faut et rien de trop. Rappelons-nous que l'autre maxime de Delphes, en plus du "connais-toi toi-même", était justement "rien de trop". De fait, dans la Grèce antique, le délit d'hubris, de démesure, était unanimement puni de mort par les dieux de l'Olympe.
Socrate le magnifique
Face à l'arrogance, la prétention et la fatuité de nombre de ses interlocuteurs souvent prestigieux dans la cité d'Athènes, Socrate manie l'ironie alliée au questionnement et à la déduction implacable. Souvent au cours du dialogue l'interlocuteur se trouve confronté en public à sa propre ignorance ou pire son inconséquence, sa contradiction interne ce qui provoque une humiliation, le processus qui conduit à l’humilité. Mais je qualifierais cela comme une saine humiliation dans la mesure où la prise de conscience de sa propre inconséquence, si elle est certes sur le moment désagréable et peut-être dommageable pour la réputation, est surtout salutaire dans la mesure où l'âme est "purifiée" des opinions erronées qu'elle portait en elle, ce qui la rend plus légère, plus vraie, plus incisive et agile. L'humiliation a ainsi chez Socrate un rôle pédagogique, même si elle crée aussi de nombreuses inimitiés à son encontre, inimitiés qu'il paiera lors de son procès pour impiété qui le verra condamné à mort. Certaines humiliations sont ainsi nécessaires pour certains profils particulièrement narcissiques ou prétentieux mais qui ont néanmoins un potentiel d'humilité. Pour d'autres évidemment comme Donald Trump qui sont d'indécrottables narcissiques, c'est peine perdue.
En tant que philosophes praticiens nous naviguons toujours entre une image d'arrogance et d'humilité. Nous sommes jugés arrogants parce que nous nous permettons de prononcer des jugements (bien qu'ils soient toujours hypothétiques, curieusement les gens les voient catégoriques) sur les personnes qui nous consultent et humbles parce que notre jugement est soumis à des critères rationnels exigeants et au sens commun. Nous nous demandons toujours : « Qu'aurait dit l'homme de la rue, le sens commun ? » De plus, en questionnant et en épurant au maximum nos questions (c'est-à-dire en les dépouillant de tous les présupposés illégitimes qu'elles pourraient contenir et qui en feraient des questions rhétoriques) nous nous mettons en situation d'ignorance, peut-être de docte ignorance diront certains, nous questionnons comme un idiot ou en enfant ce qui nous force nous et notre interlocuteur à l'humilité. Nous nous contraignons à ignorer ce dont nous nous doutons pour suivre la raison commune et celle que nous voyons à l'œuvre (ou pas) chez le Sujet. C'est un exercice d'humilité en ce que chacun se soumet aux règles du dialogue et de la rationalité et doit prendre en compte les questions et objections qui lui sont adressées sans les éviter et en s'engageant dans des réponses sans savoir où elles le mèneront. Or s'engager sans savoir ce vers quoi on s'engage est un exercice d'humilité et de confiance en ce que le Sujet accepte de ne pas défendre son image ou son savoir mais fait confiance au processus rationnel qui se déploie avec lui et ne peut se déployer sans son consentement.
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