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Besoin de transcendance : L'amour



Parmi les transcendants qui font florès, probablement concomitamment avec la baisse toute relative du fait religieux en Europe, pour sa partie chrétienne du moins, nous citerons un concept primordial : l'amour. Pourquoi quelqu'un aurait-il besoin de l'amour pour le guider dans son existence ? Nous partirons de l'hypothèse que si la vie n'avait pas l'amour comme fin ultime, elle serait pour les amoureux de l'amour, terne, triste, laide, ennuyeuse voire infernale. Si on considère que souvent ces mêmes personnes ne trouvent que rarement l'âme-sœur, selon le mythe platonicien de l'âme qui erre à la recherche de sa moitié, alors on comprend les affres dans lesquels ils tombent périodiquement. Soit qu'ils ne trouvent pas chaussure à leurs pieds et consacrent une partie importante de leur énergie mentale à cette quête quelque peu épuisante, soit qu'ils pensent l’avoir trouvée à peu près et passent le reste de leur vie à tenter d'y convertir leur conjoint.


Espoir d’être aimé·e

Le problème est la conception de l'amour à laquelle ils souscrivent sans en prendre conscience. Nous pouvons établir que deux préférences sont possibles par rapport à l'amour : soit vouloir aimer, donc donner sans attendre en retour ce qui s'apparente à ce que les Grecs nommaient l'agape, soit vouloir être aimé·e ce qui en général est le propre de l’eros, l’amour pour un individu particulier, que la philosophie associe en général à la notion de manque. Cela ne signifie pas que l'amoureux romantique ne donne pas son amour mais que ce don est toujours conditionné au fait d'en recevoir à son tour, sans quoi il tombe dans la tristesse, voire la jalousie et le ressentiment. Dans l'amour-don au contraire, ce qui en fait un amour rare voire idéaliste ou utopique, le don de l'amour n'est pas subordonné au contre-don, comme disent les anthropologues, mais se suffit à lui-même.

Entre vouloir aimer et pouvoir aimer il n'y a pas de hiatus : si vous voulez aimer, alors vous pouvez aimer, il n’y a pas d’obstacle, pas de médiation ou de condition entre le vouloir et l’acte lui-même. Il suffit de considérer son entourage ou mêmes des étrangers et de leur donner ce que vous pouvez : temps, disponibilité, argent, attention, conseils, etc. C’est un type d’amour proche de la charité chrétienne qui est dérivée de l’amour de Dieu.

En revanche entre vouloir être aimé et pouvoir être aimé il y a un gros hiatus : le désir et la volonté d'autrui qui sont réputés être inaliénables. Autrui peut très bien vous ignorer, vous utiliser, vous haïr même ou simplement vous repousser courtoisement mais fermement, s’opposant ainsi cruellement à votre désir impérieux.

Ce à quoi s'adonnent la plupart des afficionados de l'amour eros c'est le premier conditionné au second : ils aiment dans l'espoir d'être aimés en retour, pour la simple raison qu'ils ne sont pas ou ne se sentent pas suffisamment aimés, ce que nous pourrions qualifier de "faille narcissique". Et comme dans tout espoir il y a de la crainte comme le faisait remarquer Spinoza, leur don, leur générosité qui est la plupart du temps sincère, n'en est pas moins inauthentique (de mauvaise foi dirait Sartre) car intéressée, même s'ils veulent souvent se masquer cette vérité à eux-mêmes. Ainsi entretiennent-ils souvent la culpabilité, lorsqu’ils parviennent à être aimés, d’avoir en fait troqué cet amour contre un amour d’investisseur, de banquier qui a réussi à faire une bonne affaire. Cela rend leur amour tendu, inquiet et les met en position de demande de réassurance permanente auprès du conjoint ce qui entraine en retour des conséquences néfastes (le conjoint se sent utilisé et pas aimé pour ce qu’il est ou en dépit de ce qu’il est).

En apparence pourtant ces personnes sont généreuses, ne calculent pas spontanément les avantages qu'elles peuvent retirer des relations amicales et encore moins amoureuses et se donnent corps et âme à l'être aimé. Il y a probablement derrière cet appel vers l'amour une volonté de dissolution, de fusion dans un "dérèglement de tous les sens" afin de dépasser les vicissitudes de l'existence indifférente à l'amour. Ces personnes sont en général émotives et très sensibles au fait que leur environnement soit harmonieux, paisible et serein, ce qui les poussera à éviter souvent le conflit, quitte à faire quelques compromissions avec la vérité et l'authenticité, mais c'est le prix de la tranquillité et de la paix sociale. Elles font tout pour que l'ambiance soit harmonieuse, bienveillante et joyeuse parce qu'elles veulent que les gens se sentent bien, ce qui est pour elles une conduite naturelle. Même à travers leurs relations professionnelles elle chercheront à appliquer ce besoin de donner en aidant leurs collègues, en ne cherchant jamais à écraser les autres mais au contraire à les « élever », à les encourager ou les rassurer le cas échéant. Ce sont des personnes dont la compagnie est tout à fait agréable et recherchée.

Le revers de la médaille c'est que comme l'amour rend aveugle, elles pourront être assez naïves sur les intentions humaines et auront été confrontée à quelques déceptions sur les personnes sur lesquelles elle ont investi leur amour, et je ne parle pas que des relations amoureuses. Elles ne comprennent pas que l'on puisse trahir ou être avec quelqu'un uniquement par intérêt comme c'est le cas de certaines amitiés assumées en tant que telles.

Pourtant, malgré les déceptions et les cruels désenchantements, elles ne renonceront pas à leur idéal, probablement parce que c'est le seul qui écrase tous les autres, et continueront à croire en le Dieu-amour. Elles savent qu'au bout du compte c'est l'amour qui triomphera, c'est pourquoi elles investissent beaucoup de temps et de patience dans la cultivation de l'amour sous toutes ses formes et notamment par la consommation d'œuvres d'art. L'amour est en effet une source inépuisable d'inspiration pour l'art que ce soient la littérature, la peinture ou la musique. Qui n'a entendu parler de Romeo & Juliette, de Titanic de Love Story, de Bonnie & Clyde ou de Sur la route de Madison, des Liaisons Dangereuses, de L'hymne à l'amour de Piaf, Ne me quitte pas de Brel ou de Tristan et Yseult de Wagner ? Et c’est sans compter l’immense corpus de la musique pop-rock dont au moins 50 % des chansons racontent des histoires d’amour.


Nouvelle transcendance

Thème si fréquent et si rabâché dans la mythologie, la religion et les arts, il aurait été étonnant que l'amour ne fut pas aussi une forme de transcendance moderne pour un monde dont on dit facilement aujourd'hui qu'il est "désenchanté". L'amour est un moyen de remettre du merveilleux et de la magie dans un monde froid, calculateur, impersonnel et basé sur la concurrence de tous contre tous. L'amour reste un des seuls biens qui ne soit pas marchandé, qui ne puisse toujours pas être acheté et qui sorte l'être humain d'une vision utilitariste de l'existence. Quand on aime selon l'adage, « on ne compte pas » et on est étonné de la générosité de l'homme d'affaires avec ceux qu'il aime, lui qui est si dur et radin avec son entourage professionnel.

Il est un des seuls sentiments dont on puisse dire qu'il "transforme" les individus. Que l'on songe à Jean Valjean le forçat bourru et coupable des Misérables qui donne son âme et vit sa vie par procuration pour sa petite Cosette chérie qui pourtant finira aussi par partir par amour pour le bel et idéaliste Marius. Il se laissera mourir à la suite du départ de Cosette, ne trouvant vraisemblablement plus de sens à son existence. On dit d'un homme amoureux qu'on "ne le reconnait plus" tant au contact de l'être aimé il a développé sa générosité, son attention à autrui et à la fragilité de l'existence. L'amour ouvre les plus obtus, les plus rigides, à une nouvelle forme de sensibilité. Dans la religion catholique, l'amour fait des miracles puisque c'est bien parce qu'il aime les hommes que le Christ rachète leurs péchés.

L'amour comme disait Spinoza est « une joie qu'accompagne l'idée de sa cause extérieure ». Il y a donc nécessairement un idéalisme dans l'amour en même temps qu'il y a un sentimentalisme. On aime quelqu'un et on le trouve beau parce qu'on aime une idée de lui, un idéal de cette personne que l'on aperçoit à travers lui ou plutôt au-delà de lui. C'est pourquoi même les défauts rédhibitoires d'une personne peuvent être aimés par l'amoureux car ils sont autant que ses qualités le signe de l'idée vers laquelle ils pointent. Nous pourrions dire qu'objectivement, s'il ne devait y avoir qu'un amour immanent qui ne serait pas un « voir au-delà », seules les personnes exceptionnelles dotées de toutes les qualités de cœur et d'esprit, seraient aimables en ce bas monde. Or ce n'est manifestement pas le cas puisque le premier imbécile venu, méchant et mesquin de surcroit, peut-être aimé.

Le regard de l’amant a le pouvoir de transformer l’autre : il a confiance en l'idée que la personne peut devenir, en son potentiel, souvent plus que le sujet lui-même ne voit en lui. Celui qui se trouve limité, écrasé empêché, peut être galvanisé par le regard d'autrui qui voit en lui une force qu'il n'a pas encore. C'est pourquoi les enfants, fragiles et vulnérables par nature, ont besoin du regard aimant de leurs parents pour les soutenir dans leur voyage vers l'autonomie. Ainsi on pourra dire de tout pédagogue qu'il doit aimer ses élèves, qu'il doit croire en leur potentiel de développement afin que ces derniers y croient eux-mêmes, lorsque cette confiance en soi est défaillante pour diverses raisons. En écho au transcendant précédent du « dépassement de soi », l'amour vient le soutenir. On se dépasse soi-même souvent soit parce qu'on nous aime et que nous voulons être à la hauteur de cet amour, soit parce qu'on veut se faire aimer en se dépassant (comme Martin Eden qui veut s’extraire de classe sociale pour se faire aimer par une femme, ou Julien Sorel avec Mathilde dans le Rouge et le Noir).


Travail

En couple, ces personnes transcendées par l’amour pourront se retrouver avec un·e partenaire aux valeurs différentes et elles tenteront de le convertir aux vertus de l'amour inconditionnel, ce qui aura tendance à mobiliser une grande partie de leur énergie affective. Elles savent accueillir leurs propres émotions ainsi que celles des autres, même si souvent elles se sentent dépassées, transportées et ballotées par leurs élans amoureux. Voir qu'il n'y a pas en face une réponse à la hauteur de leurs espérances les bouleverse, les déçoit voire les déprime profondément et elles vivent beaucoup de l’espérance que les autres les aimeront en retour, ce qui est bien leur problème principal.

Elle ne comprennent pas que leurs congénères puissent ne pas mettre l'amour comme valeur suprême de leur axiologie. Elle passent beaucoup de temps à entretenir les relations avec leurs proches, en les écoutant, en les stimulant, les conseillant voire en les exhortant. Elles s'engagent franchement, résolument et durablement dans le couple afin de fonder une famille dont le socle soit l'amour, elles-mêmes ayant probablement baigné dans un environnement où au moins un des deux parents leur a prodigué beaucoup d'amour. Dans leur couple, tout signe de manque d'amour, tout désintérêt ou inattention de la part l'autre sera rapidement sanctionné par un accès de colère : elles exigent de l'amour au quotidien et ne s'arrêteront que lorsqu’elles l’auront obtenu.

Il leur parait plus facile d'adapter l'aimé à leur idéal que l'inverse.

Elles seront prêtes à travailler quotidiennement pour transformer l'être aimé en ce qu'elles aimeraient qu'il soit plutôt de chercher ailleurs. La recherche est en effet trop difficile car il faut que l'aimant cristallise son idéal sur une personne concrète et la rencontre ne se fait pas facilement, tant les exigences sont importantes. Il leur parait plus facile d'adapter l'aimé à leur idéal que l'inverse. En effet, un transcendant ne peut être adapté puisque nous n'y avons pas directement accès et que c'est lui qui s'impose à nous et souvent de manière inconsciente. C'est pourquoi ces personnes sont prêtes à autant investir dans l'éducation de l'être aimé à l'amour tel qu'elles le conçoivent et tel qu'elles pensent qu'il devrait être pour tout le monde. Nous retrouvons ici le coté dogmatique de toute personne soumise à un impératif catégorique.

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