Ce que l’habitude fait à la pensée (et pourquoi il faut lui résister)
- Jérôme Lecoq
- 16 juin
- 6 min de lecture

L’habitude, cette fausse amie
Le mot "habitude" vient du latin habitus, qui signifie littéralement "manière d’être" ou "état acquis". Il est lui-même dérivé du verbe habere, "avoir", "tenir" ou "posséder". L’habitude, au départ, désigne donc une disposition stable, un état incorporé par répétition. Mais ce qui s’incorpore s’oublie : ce que nous faisons par habitude, nous ne le possédons plus vraiment, c’est lui qui nous tient.
On dit souvent d’une personne qu’elle agit « par habitude », comme si cela suffisait à expliquer son comportement. Comme si l’habitude était une cause digne, un motif légitime. Or, précisément, l’habitude n’est pas une cause, c’est une interruption de la cause. Elle est ce moment où le pourquoi s’efface, où le geste se répète sans justification, où la pensée cède la place à la routine.
Ce glissement silencieux a des conséquences philosophiques majeures. Il affecte nos actions, nos croyances, nos attachements, et surtout notre capacité à questionner ce que nous tenons pour évident. Car penser exige de se confronter au problème de ce qui est là — et l’habitude "déproblématise".
Nous faisons par inertie ce que nous avons commencé par choix
L’habitude comme effacement du sens
Une action faite « par habitude » n’a plus besoin de justification : elle s’auto-entretient, comme une mécanique sans pilote. Nous faisons par inertie ce que nous avons commencé par choix. Il est frappant de constater combien de choses dans nos vies continuent à exister simplement parce qu’elles ont existé.
On entre dans une relation pour des raisons valables, mais on y reste bien après leur extinction. On fait un métier qu’on aimait, puis on l’exerce encore sans passion, sans même y penser. L’habitude est une trace qui ne se laisse pas effacer facilement. Elle devient un sillon — et plus on y passe, plus il devient profond.
Cette mécanisation de l'action s'accompagne d'une réduction de l'effort mental : on ne sollicite plus le raisonnement, l'évaluation, l'interrogation. L'habitude fonctionne comme une simplification du traitement cognitif : elle permet d'agir rapidement, sans avoir à reconsidérer à chaque fois les raisons, les moyens, les enjeux. En cela, elle est efficace : elle libère du temps, elle rassure. Mais c'est précisément cette efficacité qui en fait un danger pour la pensée.
L’habitude comme tranquillité trompeuse
Ce gain cognitif entraîne une perte de vigilance. En nous rendant la répétition confortable, l’habitude nous dissuade de reconsidérer ce que nous faisons. Elle n'élabore pas, elle déroule. Elle ne pense pas, elle applique. C'est une logique de l'automatisme, du script, du déroulé sans conscience.
Chez Proust, ce n'est pas tant la personne aimée qui enferme, mais sa présence installée. L'habitude d'un être, de ses gestes, de ses silences, de ses rituels. Ce n'est plus l'amour qui lie, c'est la fréquence. L'être humain s'attache à ce qui revient, à ce qui se reproduit, non à ce qui fait sens. Et cette familiarité produit l'illusion que cela nous correspond encore.
David Hume, de son côté, voyait dans l’habitude le fondement de toute induction : c’est parce que nous avons vu le soleil se lever mille fois que nous attendons encore qu’il se lève demain. Mais il en reconnaissait le caractère irrationnel : l’habitude ne justifie rien, elle conditionne.
cette habitude méthodique peut devenir une coquille vide, appliquée sans plus percevoir la singularité des cas
Un autre exemple plus insidieux peut être observé dans la pratique pédagogique ou thérapeutique : un enseignant ou un praticien peut, avec les années, perfectionner un protocole, affiner une méthode — puis en faire un automatisme. Ce qui était au départ une forme vivante, ajustée à chaque situation, devient un enchaînement de gestes bien rôdés. Et c’est précisément là que le danger se loge : parce que la répétition rassure, elle donne l’illusion de la maîtrise. Mais cette habitude méthodique peut devenir une coquille vide, appliquée sans plus percevoir la singularité des cas, des visages, des interlocuteurs. L’habitude, dans ce cas, finit par menacer ce qu’elle avait permis de construire : la qualité d’écoute, d’ajustement, de présence.
On pourrait en dire autant de certains médecins ou psychiatres qui enchaînent les consultations sans plus de disponibilité intérieure. Le cadre demeure, la procédure est respectée, les gestes sont là, mais le lien humain s’affadit, le regard se ferme, l’écoute devient formelle. L’habitude, loin de renforcer la pratique, la dévitalise. Le soin devient gestion, la parole devient fiche, le patient devient symptôme. Et ce qui demandait une présence renouvelée devient un simple passage à l’acte technique. Là encore, l’habitude finit par saper ce qu’elle soutenait : l’essence même de la relation soignante, faite de disponibilité, de finesse et d’inattendu.
C’est d’ailleurs pour cette raison que la pratique philosophique — lorsqu’elle est authentique — s’oppose radicalement à l’habitude. Elle ne repose sur aucun protocole figé, aucun enchaînement de gestes mentaux préprogrammés. Elle exige de chaque intervenant une attention réelle, un étonnement maintenu, une capacité à poser une question vraie, c’est-à-dire une question que l’on n’a jamais vraiment posée jusqu’au bout. À chaque consultation, à chaque atelier, le philosophe praticien doit suspendre ses automatismes pour rencontrer un autre, un problème, une formulation nouvelle. La pensée ne peut être répétée. Elle est toujours à réengager. Et c’est ce qui rend cette pratique si difficile, si exigeante, et si précieuse : elle travaille contre l’habitude. Elle l’interroge, elle l’ébranle, elle la met en crise. Elle nous empêche de nous y installer. En cela, elle est une école de déshabituation permanente.
Le paradoxe de l’habitude : entre mauvaise raison et bon effet
Certaines habitudes prennent racine dans une motivation douteuse : par exemple, on boit un verre d'alcool pour se détendre, mais en réalité pour fuir une souffrance qu'on ne veut pas regarder. Sur le moment, l'effet peut être agréable : on se sent plus léger, plus disponible, plus calme. La répétition de cet acte installe une routine, et le plaisir qui en résulte semble en valider la pratique.
Mais ce plaisir ne prouve rien. Il installe une illusion de légitimité : si c'est agréable, c'est que cela me convient. Si je continue, c'est que c'est bon pour moi. On oublie d'interroger ce que l'habitude masque, ce qu'elle dissimule d'inavoué, de conflictuel, de contourné.
Ce n’est pas l’habitude qui joue à la place du pianiste, c’est l’habitude qui sert une volonté de jouer mieux, de jouer plus librement
L'habitude est souvent un arrangement avec une peur, un évitement de la pensée. Maine de Biran, dans ses "Rapports du physique et du moral", insistait déjà sur cette double nature de l'habitude : elle peut éteindre la conscience, ou au contraire renforcer la volonté lorsqu’elle est assumée. Tout dépend du degré d’attention que nous lui opposons. Car pour lui, il y a une différence radicale entre l'habitude passive, issue de la répétition mécanique, et l'habitude active, née d'un effort répété de la volonté. Dans ce second cas, la répétition ne dispense pas de la conscience mais l’exerce : chaque recommencement reconfirme un choix, chaque retour est une réaffirmation de la liberté. L’habitude devient alors un vecteur de persévérance, une seconde nature conquise — non subie.
On pourrait penser à l’entraînement musical quotidien : répéter une gamme n’est pas une simple reproduction. Si elle est habitée d’un effort de présence, elle devient un acte de maîtrise et de discipline. Ce n’est pas l’habitude qui joue à la place du pianiste, c’est l’habitude qui sert une volonté de jouer mieux, de jouer plus librement. L’acte reste volontaire, chaque fois réengagé.
Mais ces cas sont rares. Car l’effort de maintenir la conscience dans la répétition est exigeant. Et c’est justement parce que cette exigence est si peu soutenue que l’habitude, dans la plupart des cas, devient ce qu’elle est fondamentalement : un relâchement de la pensée.
L’habitude contre la pensée
C’est donc là que se creuse la faille : ce qui pourrait être un exercice de la volonté devient, par défaut d'attention, un affaissement du questionnement. Voici le danger existentiel : l’habitude ne tue pas seulement l’action consciente, elle tue l’interrogation. Elle rend le monde lisse, familier, sans aspérité, sans problème, sans pensée. Tout devient normal, attendu, fonctionnel. Or penser, c’est faire retour sur le normal, c’est retrouver le pouvoir de dire : « Et si ce n’était pas nécessaire ? »
L’habitude est l’anti-philosophie : elle remplace la question par le réflexe. Elle remplace l’étonnement par la gestion. Elle anesthésie ce qui devrait continuer à nous étonner, à nous troubler, à nous inquiéter. Elle fabrique de l'évidence artificielle. Ce que je fais ne me pose plus question : je le fais. Et cela suffit.
Nietzsche, dans Le Gai savoir, voyait en l’habitude une forme de pesanteur. Il appelait à redevenir légers, capables de danser sur nos chaînes — c’est-à-dire de nous libérer de ce que nous avons nous-mêmes installé sans le vouloir. Contre l’instinct de répétition, il affirmait la volonté de réinterpréter.
Contre l’économie mentale, l’exercice de la pensée
Il y a une énergie qu’il ne faut pas conserver, mais déployer : celle de la pensée. Plus on la déploie, plus elle devient puissante et source de joie.
C’est ce que l’habitude empêche. Elle installe un confort cognitif qui nous désarme. Résister à l’habitude, ce n’est pas chercher l’inconfort pour lui-même, mais réactiver notre capacité à questionner ce que nous faisons, ce que nous pensons, ce que nous croyons être.
Une habitude ne devrait jamais cesser d’être une hypothèse. Une manière de faire à retester, à repenser, à réinterroger. Sans quoi elle devient une camisole mentale, un automatisme qui pense pour nous.
Penser contre ses habitudes, c’est peut-être cela, le véritable exercice philosophique.
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