Faut-il respecter quelqu’un qu’on ne connaît pas ?
- Jérôme Lecoq
- 4 juin
- 5 min de lecture
Ce que le mot “respect” cache de confus, d’utile, et de dangereux

Socrate, qu’on accusait d’impiété et de corruption de la jeunesse, était-il irrespectueux, ou respectait-il une valeur qui allait au-delà du respect des conventions sociales et des hiérarchies établies ?
On dit qu’il faut respecter tout être humain. Comme si cela allait de soi. Comme si le simple fait d’exister en tant que personne impliquait une dette spontanée de considération. Comme si l’autre, avant même d’avoir parlé, pensé, agi, portait en lui quelque chose d’intouchable.
Mais qu’est-ce qu’on respecte, au juste ? Son humanité abstraite ? Sa personne sociale ? Son droit à être là ? Son potentiel ? Ou simplement l’idée qu’on se fait de ce qu’il pourrait être ? Et si je ne le connais pas, que respecte-t-on exactement : son regard, son âge, ses vêtements, son statut, son genre, sa réputation ? Ou juste la peur d’être vu comme irrespectueux ?
À force d’être invoqué, le mot respect devient une monnaie de politesse : il rassure, il pacifie, il évite de penser. Pourtant, toute relation un peu vraie le met à l’épreuve. L’enfant qui questionne, le philosophe qui provoque, l’artiste qui transgresse : tous frôlent cette frontière dangereuse. Socrate, qu’on accusait d’impiété et de corruption de la jeunesse, était-il irrespectueux, ou respectait-il une valeur qui allait au-delà du respect des conventions sociales et des hiérarchies établies ?
Il faudra aller voir du côté de Kant, qui fait du respect non un sentiment de bienveillance, mais un affect rationnel, né de la rencontre avec une loi morale intérieure. Et ce détour kantien sera essentiel : il nous permettra de comprendre pourquoi le respect peut être une exigence absolue — mais aussi pourquoi, dans bien des cas, il ne vaut pas grand-chose.
Car si l’on respecte les gens par automatisme, sans savoir pourquoi, on ne respecte peut-être rien. Et si le respect n’est qu’une manière policiée d’éviter le conflit ou la pensée, alors il devient suspect. Peut-on vraiment respecter quelqu’un qu’on ne connaît pas ? Et surtout : le faut-il ?
Respecter a priori : illusion morale ou condition sociale ?
On invoque souvent la dignité humaine comme fondement d'un respect a priori. Dans cette perspective, chaque personne, du seul fait d'être un sujet moral, serait dépositaires d'une valeur inaliénable. L'humanisme juridique et la morale kantienne convergent ici : il y aurait quelque chose de sacré dans la personne humaine, qui interdit de la traiter comme un simple moyen.
Mais justement : ce respect est-il adressé à quelqu'un, ou à une idée de l'humain ? Et comment passe-t-on d'une abstraction à une attitude concrète ? Est-ce vraiment un respect, ou un automatisme, une précaution ?
Avant d’aller plus loin, il faut noter que cette vision d’un respect inconditionnel pose un problème : elle ne résiste pas à l’épreuve du réel.
Le respect soi-disant universel est, en pratique, hautement discriminatoire. On respecte spontanément le professeur, le juge, le vieillard, le prêtre ou le PDG — rarement l'éboueur, le jeune homme bruyant ou la femme ivre.
Le respect est donc d'abord une lecture codée des signes visibles de puissance, de conformité ou de statut. Rien de moral là-dedans : un simple réflexe social.
Ce qu'on appelle "respect" est souvent un mélange de crainte, de politesse, et de conformisme. Il pacifie la relation en la maintenant à distance. Mais il interdit parfois la véritable rencontre. On évite la confrontation, non par bonté, mais par crainte d'abîmer une relation encore inexistante. On se tait, on sourit, on contourne. On respecte à distance comme on contourne un inconnu menaçant dans une ruelle : pas par reconnaissance, mais par prudence.
Prenons un exemple simple : dans les transports en commun, il nous arrive de céder notre place à quelqu’un d’âge mûr sans lui adresser la parole, sans même le regarder. Geste respectueux ? Peut-être. Mais ce respect-là est-il autre chose qu’un automatisme social, vidé de toute reconnaissance réelle ?
Kant : le respect comme affect rationnel
Chez Kant, le respect (Achtung) n'est ni une politesse ni une admiration. C'est un affect moral — une forme de tremblement intérieur provoqué par la reconnaissance de la loi morale en nous.
Ce n'est donc pas la personne que je respecte, mais la capacité qu'elle a à agir moralement. Et si je dois la respecter, ce n'est pas parce qu'elle m'impressionne, mais parce qu'elle partage avec moi cette même aptitude à l'autonomie morale.
Dès lors, respecter quelqu'un qu'on ne connaît pas redevient sensé : je ne sais rien de lui, mais je sais qu'il est un sujet libre, capable d'obligation. C'est en ce sens que le respect devient un a priori de l'éthique.
Mais ce modèle exigeant entre vite en tension avec la réalité : il suppose que l'autre se comporte effectivement comme un sujet moral. Or dans bien des cas, nous constatons des actes inhumains, manipulatoires, cyniques. Que devient le respect alors ?
Avant de conclure, un autre sens du mot respect mérite d'être exploré : non plus comme politesse ou abstraction morale, mais comme mise à l'épreuve de la relation. C'est ce que nous montre une certaine pratique du dialogue, plus rude, plus risquée, mais peut-être plus fidèle à ce que signifie véritablement respecter quelqu’un.
L'épreuve du respect : entre test, transgression et dévoilement
Il y a une autre manière de respecter l'autre : le prendre au sérieux. Et le prendre au sérieux, c'est ne pas le laisser se cacher derrière ses masques. C'est le questionner, le confronter, l'amener à se dévoiler. C'est le respect actif, exigeant, qui implique du risque.
Socrate manquait-il de respect en faisant cela ? Ou bien est-ce justement parce qu'il croyait en l'autre qu'il le provoquait ? Ne pas ménager quelqu'un, n'est-ce pas lui faire confiance sur ce qu'il peut endurer, comprendre, devenir ?
Parfois, le respect est un empêchement. On ne dit pas, on ne touche pas, on ne bouge pas. On préserve l'image de l'autre, au lieu d'aller voir ce qui se passe vraiment.
Le philosophe praticien le sait : le respect social empêche souvent la pensée. Il faut parfois transgresser les conventions pour faire apparaître ce qui compte.
Lorsque je respecte quelqu'un, est-ce que je le reconnais, ou est-ce que je le projette ? L'admiration n'est pas le respect. L'envie non plus. Et même la crainte, qui nous fait parfois nous incliner, est une fausse forme de respect. Le respect vrai est sobre, nu, sans fioriture : il suppose de reconnaître l'autre comme un sujet à part entière, ni au-dessus, ni au-dessous.
Un mot utile, un concept dangereux
Nous avons suivi le mot respect à travers ses usages, ses malentendus, ses prétentions morales et ses stratégies sociales. De la révérence creuse au geste kantien, du conformisme prudent à l'épreuve socratique, il change de sens à mesure que le lien à l'autre s'intensifie.
Il faut se méfier des mots qui protègent trop. Le respect peut être un outil de pacification, un rempart contre la violence, un présupposé de la morale. Mais il peut aussi servir à neutraliser la pensée, à figer les rôles, à justifier des hiérarchies arbitraires.
Peut-on respecter quelqu'un qu'on ne connaît pas ? Oui, si on le pense comme un sujet libre. Non, si on projette sur lui une valeur qu'on n'ose pas questionner. Peut-être faut-il alors, pour commencer, ne pas trop s'empresser de respecter : laisser la pensée faire son travail, interroger, confronter, tester. Non pour mépriser ou rabaisser, mais pour faire place à une reconnaissance réelle. Et si l'autre, mis à l'épreuve, révèle une cohérence, une hauteur, une fidélité à lui-même, alors seulement naît un respect véritable — non plus supposé, mais éprouvé.
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