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La pratique philosophique peut-elle apaiser nos angoisses ?




Profiter de l'angoisse pour penser


A première vue rien n'est plus contraire à la philosophie, au travail de la pensée, qu'une situation d'urgence, de précarité qui entraîne de l'angoisse, de la peur pour l'avenir. Le sujet empirique* est alors pleinement occupé par ses peurs, ses obsessions qui finissent par l'empêcher de penser. Quand on a faim, quand on ne sait pas comment finir ses fins de mois, quand on se sent écrasé par les responsabilités ou angoissé par la mort prochaine, comment faire jouer le libre jeu des facultés pour s'exercer à la pensée par pur plaisir ? Penser devient cette activité frivole, qui nous distrait de l'essentiel et rend notre situation encore plus périlleuse puisqu'elle ne fait que repousser le moment où nous devrons affronter la réalité : survivre, subsister, continuer à vivre par tous les moyens. La philosophie n’est ni action sur le monde ni effort pour nous “en sortir”, pour “trouver une solution”.

Pour bien penser il vaut mieux dé-espérer

 

L'espoir fait vivre certes mais il est très mauvais pour la pensée. Espérer c'est fondamentalement attendre que les choses s'arrangent sans changer fondamentalement notre mode d'existence. Pour bien penser il vaut mieux dé-espérer, ne plus avoir d'espoir, ce qui ne signifie pas se morfondre ou se laisser mourir. Devant l'absurdité de la vie il faut imaginer Sisyphe heureux de pousser éternellement son rocher disait Camus. C'est pour cela que les situations de dépression sont des moments particuliers de lucidité qui poussent à philosopher : quand on ne se fait plus d'illusions sur rien, que l'on a plus gout à rien, il reste une dernière chose que l'on peut faire : travailler la pensée.

Mais me direz-vous tout cela est bien joli mais penser reste une activité difficile et exigeante, qui nécessite de mobiliser la plupart de nos facultés alors où trouver l'énergie pour penser là où il n'y a même plus d'énergie pour vivre ?


Questionner pour déclencher le mouvement et reprendre le contrôle


Une première réponse peut-être de penser avec autrui : c'est autrui qui en nous faisant penser va nous réactiver et nous connecter avec le sens commun et avec notre propre pensée. Interrogé par autrui (a fortiori si cet autrui questionne avec la rigueur socratique), l'esprit ne peut pas ne pas penser, ne pas tenter une réponse logique à un questionnement pertinent.

Je me souviens d’une consultation où la cliente s’est subitement mise à pleurer en se tenant à sa chaise et disait qu’elle se sentait "happée par le sol", comme s’il allait l’engloutir. Je lui ai demandé calmement “que souhaiteriez-vous que je fasse maintenant ?” et elle m’a répondu d’une manière suppliante : "posez-moi une question !” et c’est ce que j’ai fait et tout est reparti normalement, la crise est passée comme elle est venue.


Seul le questionnement qui parie sur notre force, notre autonomie sera à même de nous secouer, de nous inciter à voir non seulement la vérité en face mais en plus à la penser, à la problématiser et voire à en apprécier le côté esthétique. Ce n'est pas cela qui résout les problèmes nous objectera-t-on car le fait de penser n'a jamais nourri son homme ni sauvé un enfant de la noyade. Ce serait peut-être conférer à la pensée un pouvoir qu'elle n'a pas. Tout au plus peut-elle nous faire réfléchir sur nous-mêmes au moment où la survie nous impose des réflexes justement.

La pensée est le contraire d'un mouvement réflexe : pourtant curieusement on appelle cela la réflexion. Curieuse percussion de mots.


A l'instar de la poésie, de la littérature ou de la psychanalyse, la philosophie croit aussi au pouvoir des mots, des concepts. Et pour faire venir les mots il faut poser des questions. Poser une question c’est poser une contrainte à la pensée et forcer l’esprit à la surmonter en créant une nouvelle idée. Pour l’esprit, cette contrainte prend le pas sur tout le reste et redonne sa liberté au sujet, au-delà de toutes les contraintes matérielles qui pèsent sur le sujet empirique.


Mais pour en revenir à l'urgence et à la précarité, la première urgence est de faire taire l'urgence. Car nous ne sommes que très rarement dans de réelles situations d'urgence. Et quand c'est vraiment le cas, soit il n'y a plus rien à faire que prier, soit nous savons exactement que faire puisqu’une procédure a généralement été prévue et il s’agit de la suivre aveuglément, surtout sans réfléchir.

Alors recommandera-t-on l'exercice de la pensée à celui qui est précaire, angoissé pour l'avenir ?

En un sens oui puisque c'est la manière la plus simple de se remettre au travail, de reprendre le contrôle de sa vie, même si par ailleurs tout part à vau-l'eau. Elle l'apaisera momentanément en lui redonnant le contrôle dans une situation qu'il ne maîtrise plus. De la même manière faire du sport et essayer de se dépasser est aussi une forme de contrôle : c'est nous qui décidons de nous arrêter, c'est nous qui plaçons le seuil de la souffrance dans l'effort.

Oui encore car s'exercer à la pensée c'est s'ouvrir à l'altérité : altérité à soi-même pour instaurer un dialogue de l'âme et altérité radicale d'autrui. Autrui sort le précaire de lui-même et par conséquent de sa précarité et de son angoisse qui a fini par devenir une seconde peau. On sait bien que la précarité, la peur et éventuellement la honte qu'elle entraîne poussent le sujet à se recroqueviller sur lui-même et à s'exclure du monde. Par conséquent le sortir de lui-même c'est lui ouvrir de nouveaux horizons et c'est apporter à autrui son expérience de précaire. Il rappelle au "stable" la fragilité de l'existence et l'importance de ne pas passer sa vie qu’à la gagner mais aussi à la vivre. Car vivre est aussi un métier qui s’apprend.


*En philosophie et également dans la pratique philosophique on fait dialoguer deux entités : le sujet empirique (celui qui a des désirs, des émotions, des volontés) et le sujet transcendental ou pur sujet pensant (celui de Descartes dans les méditations).

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