Pour certains, la vie est dure. Parce que leur quotidien est particulièrement lourd, parce qu’ils sont trop sensibles, parce qu’ils manquent d’énergie, parce qu’ils sont trop tendus. Est-ce passager, ou ont-ils toujours été comme cela ? Quoiqu’il en soit ils trouvent dans le repos, en particulier dans le sommeil, le refuge, la panacée, la consolation. Ils se retirent du monde, ils se retirent de la vie, on peut même dire qu’ils se retirent d’eux-mêmes puisque l’inconscience leur est désirable.
Dormir, se reposer, n’est pas uniquement une alternative, un contrepied ou une opposition à l’action, il ne s’agit pas d’un autre mode d’existence, mais d’un non-exister, d’un refus d’exister, d’une négation de l’existence. Sorte de mort symbolique, moins radicale, non terminale, puisqu’elle permet néanmoins de ressusciter. Ceux qui sont familiers avec cette inclination connaissent la difficulté du réveil, les matins peu glorieux, les mises en route pénibles. Toute la journée, ils s’efforcent, tant bien que mal. De temps à autre, le fortuit des circonstances les entraînent, nolens volens, dans quelque activité, dans quelque occupation, qui peut leur plaire ou les enthousiasmer, ils souhaiteraient même s’y engager, mais ils fatiguent, et inlassablement ils retrouvent leur lassitude, et ce sentiment de néant ou de dégoût qui leur est si familier.
“Leur vision exaltante du bien et de la perfection ne sert qu’à mieux les écraser, à mieux leur rappeler leur médiocrité, leur platitude, leur inconsistance, si jamais ils l’avaient oubliée.”
Ils pressentent un vide en eux, ils pressentent un vide autour d’eux, toute énergie semble les avoir abandonnés. Ils sont condamnés à eux-mêmes, ils se sentent assujettis à un soi qui ne les passionne guère. Ils se sentent tellement nuls, tellement misérables, tellement inintéressants, tellement laids, tellement insignifiants. Comment méritent-t-il encore d’exister ? Leur vision exaltante du bien et de la perfection ne sert qu’à mieux les écraser, à mieux leur rappeler leur médiocrité, leur platitude, leur inconsistance, si jamais ils l’avaient oubliée.
Tout en sachant qu’ils ne peuvent en rester là, ils restent là, et attendent sans joie ce moment où ils pourront à nouveau glisser dans un sommeil sans rêve ni espoir. Heureusement, autrui est là, qui pourra peut-être les distraire d’eux-mêmes, les extraire de cette gangue existentielle, larvaire et nauséeuse. Malheureusement, ou heureusement car cela les sauve d’eux-mêmes, il leur faut aussi survivre, se protéger, car pendant qu’ils souffrent les affres de leur marasme intérieur, tandis qu’ils paralysent, le monde avance, impose ses contraintes menaçantes, cette implacable réalité qui se rappelle à leur bon souvenir et les accuse de manquer à leurs devoirs. Pourront-ils se ressaisir, devront-ils s’échapper une fois de plus, pourront-ils combattre, ou vont-ils simplement rester paralysés, faute de meilleure stratégie ? Eliminés par défaut, faute de se présenter, ils en connaissent la routine. C’est leur vie. Ils préfèrent contempler, ils contempleraient sans fin ce monde qui s’agite sous leurs yeux entrouverts. Ils se sentent à peine concernés, même si de temps à autres ils arrivent à se mobiliser.
De ce fait, ils ont besoin d’autrui, cet autrui qui les protège de leur propre engourdissement, qui bon gré mal gré les anime, les force, les émeut, les provoque, et pourtant les insupporte.
De ce fait, ils ont besoin d’autrui, cet autrui qui les protège de leur propre engourdissement, qui bon gré mal gré les anime, les force, les émeut, les provoque, et pourtant les insupporte. Cet autrui qui les attire, ces êtres vivaces et mobiles, qui les égaient, les enflamment, les aiguillonnent, les poussent, les provoquent, mais les fatiguent jusqu’à l’insupportable. Heureusement qu’ils sont là, ces autres, mais heureusement qu’on peut leur échapper, on joue à cache-cache avec eux. Vaille que vaille, autant que faire se peut.
Et sur ces montagnes russes s’échafaude la vie de ces pandas existentiels, qui de temps à autre se métamorphosent, plus ou moins longtemps, pour toujours retourner à leur tanière somnifère. Ils y sont chez eux, néanmoins sans se l’avouer ils espèrent dès que possible s’en échapper, si par miracle les circonstances le permettent, si la providence leur en fournit l’énergie et la motivation. Entre Charybde et Sylla, pris en deux contraintes, deux nécessités, ils craignent tout autant le repos et la mobilité. Il est vrai, lorsqu’ils se meuvent, ils sont fiers d’eux-mêmes, ils se félicitent d’avoir bougé, le moindre de leurs gestes sera vanté comme quelque haut fait, ils se targueront d’avoir accompli quelque acte héroïque, et supporteront difficilement de ne pas en être complimentés, pire encore d’être critiqués. Autrui ne se rend pas compte de l’effort qui était exigé, il ignore le sacrifice et l’application forcée derrière cet acte ultime de la volonté.
Pauvre victime renvoyée à son sentiment de solitude, d’inertie et d’incompréhension. A quoi bon s’exercer, pour de si piètres résultats ; le jeu n’en vaut pas la chandelle. Car l’attente est prégnante, de grandioses résultats, de chef-d’œuvres accomplis, autant de glorieux aboutissements, remarquables dénouements et retentissantes performances. Raison de plus, lorsque survient quasi inévitable, l’incontournable déception, pour retrouver ce béat engourdissement ou plus rien n’a de sens ni de réalité. Et au réveil, lorsque les sens à peine éveillés profitent encore de cet état brumeux ou tout s’assoupit, où tout s’adoucit, autant s’y maintenir aussi longtemps que possible par quelque petit bonheur douillet. Mais il s’agira aussi de se protéger des sollicitations du monde, d’empêcher ce chaos de les atteindre, dévastateur, envahissant et agressif. Lorsqu’ils n’y arrivent pas, une colère gronde en eux, un sentiment de frustration intense, une réelle douleur les envahit. Autrui est déjà là, l’intempestive réalité ne leur laisse donc aucun répit !
Oscar Brenifier
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