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Le syndrome de l'imposteur (4)



L’imposteur existentiel

Le syndrome de l'imposteur ontologique est un schéma plus fondamental, une expérience humaine de base, qu'il faut identifier et accepter, sous peine de se transformer en un schéma plus douloureux et pathologique. Elle peut être définie comme le sentiment latent, périodiquement conscient, de tout être humain, percevant sa vie comme vide de sens, ennuyeuse, vaine ou illusoire, mais qui s'oblige néanmoins à jouer le jeu du quotidien en faisant semblant d'y croire.

Expliquons-nous. Elle est liée au principe de néant, assez inévitable et constitutif de notre propre humanité, un invariant anthropologique. L'homme a accès à la raison ce qui lui permet de penser l'infini, un pouvoir qui lui fait concevoir une forme d'absolu, que ce soit le Cosmos, Dieu, l'Humanité, la Vérité, la Justice ou autre. Mais cet infini est toujours double et dialectique. Le néant, l'absolu négatif, en tant qu'opposé de l'absolu positif, sa contrepartie, est donc inévitable et nécessaire. Les contraires naissent ensemble, comme nous l'apprennent la plupart des religions et philosophies. Par conséquent, notre esprit oscille naturellement entre ces deux extrêmes qui nous attirent : ils établissent l'axe sur lequel nous pensons toutes choses, à l'intérieur duquel nous nous plaçons naturellement. Notre identité est donc suspendue dans le vide au sein de cet immense fossé ontologique, quelque peu vertigineux. Inconsciemment, nous nous situons et nous nous constituons à l'intérieur de cette carte métaphysique ou psychologique. Et même si nous sommes pris dans les corvées quotidiennes de notre petite vie empirique, nous ne pouvons nous empêcher de regarder en haut ou en bas, avec un sentiment mêlé de peur et de joie, d'angoisse et d'extase. Les religions sont des représentations explicites d'un tel schéma, elles produisent généralement un récit qui rend ce principe ontologique compréhensible et utilisable pour guider sa vie, où l'on peut se sentir intégré et légitimé, par exemple à travers l'idée d'une vie après la mort. Bien qu'avec l'abandon de la religion, l'individu devenant sa propre finalité et réalité, comme l'a décrit Kant, ce cadre fondamental se perd quelque peu et peut facilement produire un effet pathologique, à moins qu'il ne trouve un autre moyen de devenir conscient, par exemple à travers la pensée philosophique. L'explication purement psychologique du phénomène nous semble tout à fait insuffisante pour traiter de cette question, même si elle peut aider à atténuer l'anxiété. Mais la plupart des gens essaient d'ignorer ce problème en restant concentrés sur leurs préoccupations empiriques immédiates, ce que nous appelons la mentalité de survie, un principe qui fonctionne plus ou moins bien de manière générale, avec ses hauts et ses bas. Ces considérations métaphysiques sont paradoxales. D'un côté, on regarde l'absolu positif, avec sa puissance et sa beauté, on peut l'admirer et profiter de cette contemplation. Ou nous pouvons regretter notre incapacité à atteindre une réalité si sublime. Nous nous regardons donc de haut, comme une créature misérable, un pécheur, un mortel triste, un être faible et vulnérable. Notre regard est ainsi tout autant attiré par l'absolu négatif qui nous semble souvent encore plus proche. Il nous est plus facile et plus naturel de penser que nous ne sommes rien plutôt que de penser que nous sommes Dieu. Ce dernier cas est possible et tentant, mais il est difficile à maintenir, car le principe de réalité nous poursuit toujours de ses rappels sévères. Et quand on regarde l'univers infini, l'immensité des connaissances, l'immensité des luttes humaines, nos difficultés quotidiennes avec la vie, il est difficile de conserver un sentiment de grandeur : on ne peut pas ne pas se rendre compte à quel point notre petit être est limité et vide de sens. Par conséquent, tous nos efforts pour exister dans cet arrière-plan infini, notre désir de croire en nous-mêmes et en notre propre importance, peuvent facilement apparaître illusoires et frauduleux, comme une pure ombre, malgré tous nos efforts pour « y arriver », ou pour "faire semblant d'y arriver". Comment ne pas penser périodiquement que cette vie bien remplie que nous menons n'est qu'une tâche sisyphéenne, nous condamnant à rouler en permanence une pierre qui tombera éternellement, l'existence n'étant qu'un châtiment. Nous sommes aussi insignifiants que ces fourmis que nous observons qui font des allers-retours en colonnes serrées, transportant une maigre miette de pain vers une destination inconnue, que quelqu'un pourrait détruire d'un simple geste du pouce ou d'un coup d'insecticide. Mais nous poursuivons nos efforts, en essayant d'éviter ces pensées déprimantes, bien qu'elles soient tenaces et restent en arrière-plan de nos esprits, et témoignent éternellement de nos faux-semblants et de nos tromperies dans nos routines quotidiennes. Que restera-t-il quand nous mourrons ? Une question terrible que nous préférons éviter, bien qu'elle ne puisse l'être. Au moins, si nous y faisions face, nous pourrions nous réconcilier avec notre propre finitude, mais comme nous préférons dissimuler cette réalité, nous savons au fond de notre cœur que nous sommes des imposteurs, un rappel salutaire de la réalité. A titre d’exemple, un vrai Chrétien se sent toujours comme un imposteur : il prêche la foi dans le bien quand il sait qu'il est pécheur, puisqu'il ne fait jamais vraiment ce qu'il prêche, il restera conscient de ses propres défauts. Paradoxalement, s'il ne se sent pas comme un imposteur, alors il est vraiment un imposteur : il se vautre dans sa bonne conscience, sincèrement persuadé de sa bonté, sans aucune authenticité. Après tout, comment peut-il nier la réalité du péché originel ? On pourrait à ce stade insérer une différence conceptuelle entre foi et croyance : la première connaît l'angoisse du doute, la seconde est satisfaite d'elle-même. Et ce phénomène est vrai pour tout schéma porté par un idéal moral.

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