Bien sûr c'est folie de vouloir tout contrôler. Personne ne songerait à vouloir contrôler la météo, l'avenir ou un être humain.
Nous avons néanmoins besoin de contrôler un certain nombre de "paramètres" dans notre existence si nous voulons atteindre une forme raisonnable de bonheur.
Ainsi nous pouvons raisonnablement vouloir contrôler nos ressources financières en nous assurant des revenus réguliers, notre comportement et notre discours vis-à-vis d'autrui si nous ne voulons pas nous entourer d'ennemis, nos pulsions si nous ne voulons pas finir en prison, notre vitesse au volant, notre consommation d'alcool et de tabac si nous ne voulons pas abréger prématurément notre vie.
Heureusement notre corps dispose d'un certain nombre de mécanismes qui nous indiquent si notre vie biologique est "sous contrôle" c'est-à-dire si nous nous portons bien physiquement. La douleur, la fièvre, la fatigue font partie, entre autres, des signes qui nous montrent que quelque chose ne va pas, que quelque chose est "hors de contrôle" et qu'il faut prendre une action correctrice pour rentrer dans la "normalité".
Control freak
Mais il existe des personnes qui sont dans un excès de contrôle, ou plus précisément un excès de désir de contrôle. Or tout excès de désir a un nom : l’avidité. Ces avides de prédictibilité, d’emprise sur le cours des choses, de réassurance quant à la crainte de la vie et ses aléa, ne peuvent s'empêcher de tout le temps vouloir savoir "quel est le programme", quelle est “la recette” à appliquer, la méthode, le plan", ce qu'on fera après, “où cela nous mène”. Il faudrait peut-être leur rappeler que la vie ne mène à rien sinon à la mort.
Ces personnes raffolent de tableurs leur montrant des paramètres à analyser et simuler, des “indicateurs de performance”, des “tableaux de bord”, des statistiques, des projections, des sondages etc. Il est vrai que certaines professions comportent de tels enjeux qu'il est impossible de se passer d'outils de simulation et de prévision de l'avenir : ils valent cependant plus parce qu'ils nous entraînent à anticiper et à comprendre les phénomènes qui structurent la réalité (comme les phénomènes de répartition normale en statistique par exemple) que parce qu’ils peuvent réellement prévoir l’avenir. Mais si vous voulez trouver un financement pour votre start-up, mieux vaut présenter des projections financières crédibles à vos investisseurs, cela fait toujours plus sérieux même si tout le monde sait que cela ne reflètera pas la réalité.
De la même manière, on peut “piloter” son entreprise en gardant les yeux sur quelques paramètres objectifs importants (les ratio que l'on enseigne en finance d'entreprise) qui nous alertent sur le degré de santé financière de l'entreprise, sa capacité à investir, à recruter, à augmenter ses capitaux propres ou au contraire à se "délester" en licenciant ou en vendant des activités. Cela nécessite notamment de considérer les “employés” comme à la fois des ressources (potentielles : leur force de travail, leur productivité, leur créativité…) et des coûts (réels : leur salaire). C’est une forme de rationalisation de la production nécessaire pour gérer une entreprise qui est aussi une aventure humaine.
Or ces “indicateurs de performance”, s'ils sont fort utiles pour justement "gérer la performance" peuvent donner l'illusion que tous les domaines de la vie peuvent leur être soumis. Par exemple, il paraitrait fou de vouloir gérer son bonheur comme un objectif d'entreprise avec des indicateurs de "félicité" qui pourraient être : notre niveau de revenu, notre réputation sociale, notre satisfaction en tant qu'époux, que parent, etc. C’est pourtant ce que proposent certains adeptes du développement personnel.
Dialectique entre contrôle et lâcher-prise
Il y a notamment un domaine où cette volonté de contrôle n'est ni souhaitable ni d'ailleurs vraiment possible.
Prenez vos émotions. Vous parlez avec quelqu'un et vous sentez la colère monter. Vous voulez la masquer en la réprimant et vous devenez rigide et agressif dans vos mots sans même vous en rendre compte. En voulant contrôler votre émotion, ou plutôt en voulant contrôler l'expression de cette émotion, vous l'avez refoulée et elle revient de plus belle sous la forme d'une “passivité agressive” qui a pour résultat de braquer votre interlocuteur qui devient encore plus agaçant, ce qui vous agace en retour et amorce le cercle vicieux du conflit qui dégénère.
Reconnaître ces affects non directement contrôlables, ces passions, comme on les nommait du temps de Descartes c'est reconnaître que votre être n'est pas clos et tout-puissant, qu'il y a des choses qui se passent en vous que vous ne maitrisez pas mais qui ne vont pas non plus prendre le contrôle
Au lieu de cela vous auriez pu constater que vous vous mettiez en colère, l'exprimer en le disant, respirer un peu, ralentir, prendre l'air et vous y remettre. C'est aussi une forme de reprise de contrôle mais qui passe par l'acceptation de “quelque chose” qui vous traverse malgré vous, qui est à la fois en vous mais non voulu, donc qui agit en vous malgré vous, qui est incontrôlable tout en étant limité (ne serait-ce que parce que votre énergie n’est pas illimitée). C’est un peu comme le feu : certains feux ne sont pas maîtrisables directement mais si vous leur enlevez leur carburant (l’oxygène et des matériaux comme le bois) alors ils meurent d’eux-mêmes.
Reconnaître ces affects non directement contrôlables, ces passions, comme on les nommait du temps de Descartes (le mot passion vient du latin passio, qui signifie « souffrance », lui-même apparenté au grec pathos, de même sens), c'est reconnaître que votre être n'est pas clos et tout-puissant, qu'il y a des choses qui se passent en vous que vous ne maitrisez pas mais qui ne vont pas non plus prendre le contrôle : vous savez que c'est en leur donnant leur place qu'elles n'en prendront pas plus, qu'elles perdront de leur force à mesure que vous les reconnaissez. Le fait de reconnaître, "d’accuser réception” de la présence d’une émotion, lui fait perdre de sa force chaotique et permet au sujet conscient, réflexif, calme, serein, de “reprendre la main”.
Mais là encore on pourrait aussi vouloir mesurer notre capacité à ne pas vouloir contrôler ce qui ne peut pas l’être, notre capacité à “lâcher-prise” comme on le dit fréquemment aujourd’hui. Et revenir paradoxalement à une forme de “contrôle de ce qui ne peut être contrôlé”, en faisant confiance à la “machine humaine” pour se redresser d’elle-même : cette machine s’appelle le corps. Ainsi c’est en redonnant pouvoir au corps, en lui faisant confiance, que l’on peut le mieux maîtriser notre être-là, notre Dasein, cette relation continue entre l’intérieur et l’extérieur.
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