Pourquoi questionner fait peur ?
- Jérôme Lecoq
- 4 juin
- 3 min de lecture

Il suffit parfois d'une question pour briser une harmonie apparente. Comme si, en un instant, le lien se tendait, le regard se détournait, l'atmosphère se chargeait. Pourquoi une simple interrogation peut-elle produire un tel effet ? Pourquoi questionner fait-il peur ?
Il y a, en réalité, plusieurs types de peur qui se nouent autour de l'acte de questionner. Toutes ont un point commun : elles touchent à notre rapport à l'autre, à nous-mêmes, à la vérité. Mais elles prennent des formes différentes, parfois contradictoires.
1. La peur de rompre la fusion
Nombre de relations se vivent sur le mode de l'accord tacite. Le silence y est valorisé comme signe de profondeur, d'évidence partagée, d'harmonie ineffable. Parler, c'est déjà introduire une distinction ; questionner, c'est avouer qu'on ne sait pas ce que l'autre pense, qu'on ne comprend pas, qu'on doute. Cela introduit une distance, une dissymétrie, un manque. Or certaines relations, notamment amoureuses, reposent sur l'idée que le lien est d'autant plus fort qu'il est silencieux, indéfinissable, au-delà des mots.
Dans cette perspective, questionner apparaît comme une trahison de la fusion. C'est refuser de se fondre dans l'autre, de se perdre en lui. C'est affirmer sa propre opacité, et donc sa séparation. La peur surgit alors : et si, en posant une question, je provoquais un effondrement ? Si je montrais que nous ne sommes pas si proches ? Que je ne te comprends pas, que tu m'échappes ?
2. La peur de profaner l'intime
Cette peur-là est plus contemporaine. Elle s'enracine dans l'idée que ce qui est intime est aussi sacré : qu'au plus profond de soi réside un "vrai moi" qu'il serait indécent, voire violent, d'exposer. Questionner, dans ce cadre, c'est contraindre l'autre à parler de ce qu'il préfère garder secret, à mettre en mots ce qui n'a pas vocation à l'être. C'est risquer d'écraser par la pensée ce qui ne vit que dans le non-dit.
Mais cette sacralisation de l'intime est ambiguë. Elle peut être une façon de se protéger de toute mise à nu, un alibi pour refuser le regard de l'autre. Comme si penser, ici, était déjà un viol. Comme si interroger, c'était salir. Or il est possible que ce que nous appelons « intime » ne soit pas si singulier qu'on le croit, mais au contraire, universel dans sa structure : honte, peur, désir, besoin de reconnaissance… Questionner, c'est aussi chercher ce qui, dans l'intime, peut être pensé, partagé, mis en forme.
3. La peur du désaccord
Enfin, il y a la peur très répandue du conflit. Poser une question, c'est parfois pointer un problème, un flou, une incohérence. C'est mettre en doute, ou inviter l'autre à le faire. Beaucoup y voient une attaque, une critique, une remise en cause du lien. Car celui qui questionne introduit une exigence : il veut comprendre, il attend une justification. Cela peut être vécu comme une prise de pouvoir, une mise en accusation, un défi.
Mais cette peur dit aussi l'état de nos relations : souvent fondées sur des consensus de surface, elles ne résistent pas à l'épreuve de la pensée. Comme si la parole ne devait servir qu'à confirmer ce que l'on croit déjà. Comme si l'on ne devait jamais se surprendre mutuellement.
4. Ce que révèle cette peur
Ces différentes peurs du questionnement ont toutes en commun de vouloir éviter une forme de rupture : avec l'autre, avec soi, avec l'apparence d'harmonie. Mais c'est justement parce qu'elle produit une rupture que la question philosophiquement féconde. Elle brise les évidences, elle met à distance, elle oblige à nommer, à distinguer, à penser.
Le philosophe praticien rencontre cette peur à chaque consultation. Ce moment où la parole bute, où l'interlocuteur se ferme, dévie ou se rebelle. Et pourtant, c'est dans cette résistance même que la pensée commence. Car pour qu'il y ait une pensée, il faut une altérité, une distance, une fissure. Il faut accepter de ne plus coïncider avec soi, de ne plus s'abriter dans la fusion, le silence ou le consensus.
5. Traverser la peur, faire place à la pensée
Penser, ce n'est pas briser pour briser. Ce n'est pas agresser. Mais c'est risquer la perte, la transformation, l'inconfort. C'est poser une question là où régnait le non-dit. C'est mettre en forme ce qui était flou. C'est accorder plus d'importance à la vérité qu'à la paix de surface. C'est peut-être cela, le courage du dialogue : accepter que l'autre ne pense pas comme moi, qu'il me résiste, qu'il me sépare de moi-même.
Questionner fait peur, sans doute. Mais ne rien questionner, n'est-ce pas plus redoutable encore ?
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