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Pratique Philosophique et démarche scientifique



La Pratique Philosophique procède d'une démarche qui, sans être scientifique à proprement parler, s'en inspire fortement par certains côtés.

Au cours d'une consultation individuelle, des questions sont posées au Sujet afin de le mettre à l'épreuve de lui-même. Chaque réponse ou non-réponse du Sujet est un phénomène, qui, comme tous les phénomènes, est soumis à interprétation. Si les interprétations sont validées, il deviendra alors un fait.

Voici une séquence de dialogue pendant une consultation :

Moi - "Voyez-vous que vous êtes radical?

Lui - Je n'aime pas ce mot, “radical.

Moi - Voyez-vous que vous ne répondez pas à ma question?

Lui - Oui.

Moi - Pourquoi?

Lui - Parce que c'est réducteur.

Moi - Et quel est le problème de réduire?

Lui - C'est que vous ne voyez pas la totalité, vous voulez m'essentialiser sur un mot.

Moi - "Qui a dit que je voulais voir la 'totalité'?

Lui - Moi, je veux voir la totalité.

Moi - Comment appelle-t-on quelqu'un qui veut voir la totalité?

Lui - Euh... Je ne sais pas.

Moi - Je vous propose un 'absolutiste'.

Lui - Ah oui, c'est vrai que j'aime l'absolu.

Moi - Êtes-vous d'accord que chercher l'absolu est une forme de radicalité?

Lui - Oui, c'est vrai."


Dans cette petite séquence je propose un concept, un jugement selon lequel le Sujet serait “radical”. Voilà le performatif, le “stimulus” que je lui propose. Puis je lui propose d'examiner avec moi cette proposition. Au lieu de donner du sens à cette affirmation et de voir en quoi elle pourrait s’appliquer à lui, il la rejette en fonction de sa préférence. A ce moment, il rentre dans sa subjectivité. Nous prenons alors un détour et par un autre recours à la métacognition il finit par voir le sens de ce concept chez lui-même. Nous avons réussi ensemble à prendre une position de “scientifique” par rapport à un phénomène, sa réponse à ma question provocante. Une fois le point validé nous pourrons le confirmer plus tard lorsqu'une autre expression de sa radicalité surviendra. Désormais il le reconnaît volontiers.

Au cours de cette courte séquence, j'ai observé un phénomène, j'en ai proposé une interprétation. J'ai invité le Sujet à réfléchir à cette interprétation, alors qu'elle le concerne directement, en prenant une position méta vis-à-vis de lui-même, puis nous avons validé ensemble cette interprétation en la mettant en rapport avec le concept d'”absolu” qui fait écho à l'existence du Sujet. Cette "théorie" de la radicalité de celui qui recherche l'absolu fonctionne et est corroborée par d'autres expériences personnelles du Sujet donc elle sera adoptée jusqu'à preuve du contraire et utilisée comme principe explicatif pour d'autres comportements.

Le Sujet est lui-même partie prenant active dans le dialogue et invité à se placer en égal du "scientifique" ou du "philosophe" afin de poser un jugement sur ce qu'il observe

Évidemment ceci ne relève pas d'un protocole scientifique strict mais il y a cependant une démarche rationnelle, basée sur l'observation d'un comportement "in vivo", la formulation d'hypothèses sur le phénomène puis l'expérimentation de cette hypothèse. La grande différence est que dans ce processus le Sujet est lui-même partie prenant active dans le dialogue et invité à se placer en égal du "scientifique" ou du "philosophe" afin de poser un jugement sur ce qu'il observe (en l'occurrence lui-même). De même les consultations sont systématiquement filmées et envoyées après coup au Sujet afin qu'il les analyse lui-même, le tout dans le but d'objectiver au maximum le dialogue, les interventions du praticien et les réactions du Sujet.


Autre exemple mais dans un atelier de groupe cette fois.

Je me trouve devant un groupe d'une dizaine de personnes auquel je pose une question. La première procédure que j'utilise est de m'assurer de la clarté de la question pour tout le monde, sans avoir à y répondre. Déjà à ce stade beaucoup de personnes confondent une question qui n'est pas claire avec une question à laquelle on ne sait pas répondre.

Puis je sollicite des réponses et en choisis une au hasard. Elle est examinée en groupe.


D'abord et toujours au regard de sa clarté, indépendamment de sa pertinence ou de sa véracité. Une fois le tamis de clarté passé ( la réponse est déjà ce stade souvent modifiée ou abandonnée), je demande si la réponse répond, ce qui est encore une procédure de tri me permettant d'aller plus loin. Il faut effectivement, comme dans toute dissertation, éviter le hors sujet. Puis nous examinons la structure de la réponse en demandant : a-t-elle un argument ? Si elle n'en a pas alors c'est ce qu'on appelle une fausse évidence ou un argument d'autorité ce qui justifie un refus de la réponse. S’il y a quelque chose qui ressemble à un argument alors seulement je demande si quelqu'un souhaite questionner la réponse pour éclaircir des points ou la critiquer par rapport à la qualité de l'argument.


A ce stade, des objections sont faites afin d'éprouver la solidité de l'hypothèse. Les problèmes argumentatifs sont soulevés par les participants : argument incomplet, subjectif, d'autorité, indifférencié, confus, faible, déconnecté, illogique ou contradictoire, tautologie, pétition de principe etc. Certaines objections acceptées obligeront l'auteur à modifier son hypothèse (sa réponse) et d'autres seront neutralisées par des contre-objections.

A chaque fois c'est la critique interne qui est recherchée : évaluer la réponse de l'intérieur, en testant sa validité interne mais sans apporter d'élément externe, sans apporter une autre hypothèse qui serait jugée "meilleure" et qui ferait tomber le dialogue dans un débat d’opinions. Un débat n'a pas de paradigme scientifique, y compris (et peut être surtout) s'il est conduit par des experts dans leur domaine, comme nous l’avons suffisamment constaté sur les plateaux de télévision.


C'est le processus de dialogue lui-même qui doit refléter un protocole rigoureux dont le but est de progresser dans la recherche d'une forme de vérité construite ici et maintenant (paradigme constructiviste). Le processus se poursuit ainsi jusqu'à ce qu'une réponse satisfaisante ait épuisé toutes les objections possibles. Puis une nouvelle réponse est sollicitée et le processus recommence avec la nouvelle réponse. A la fin il faudra tenter d'articuler entre elles les différentes réponses apportées à la question initiale.

Cette procédure est analogue à ce qui se passe dans une communauté scientifique : un article est publié dans une revue scientifique. Il a déjà à ce stade été passé au crible des critères du comité de rédaction de la revue. Puis il est publié auprès de la communauté. Celle-ci en prend connaissance, le déchiffre puis le critique, tente de reproduire l'expérience qu’elle montre (le cas échéant), en voit les limites, en étudie la portée : elle fait un jugement collectif sur l'importance et la pertinence des idées apportées par l'article. En fonction de ce retour, l'auteur de l'article oriente sa recherche jusqu'à publier de nouveaux résultats. Les autres chercheurs utilisent ces résultats pour faire progresser leur propre recherche et publier leurs résultats etc.


Encore une fois je ne dis pas que l'atelier de pratique philosophique suit un protocole scientifique à proprement parler puisque cela reste une expérience qui est à vivre pour elle-même et non pour les résultats qu'elle produit. Dans la science on cherche à produire des résultats objectifs pour faire progresser l'état de la recherche. Dans l'atelier philosophique, les résultats sont expérientiels : ils sont les prises de conscience individuelles que chacun en retire sur son propre mode de fonctionnement (les mêmes que l'on trouve dans la consultation individuelle) ainsi que l’apprentissage de compétences de pensée (argumenter, questionner, objecter, synthétiser, interpréter).

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