L'animation d'un atelier de “pratique philosophique” implique que chacun puisse se "retirer de soi-même", i.e. abandonner toute volonté d'avoir raison, d'en imposer aux autres, de convaincre ou persuader autrui, ou même de se “faire valider” par les autres. Vous avez une valeur a priori donc il n’est pas nécessaire de l’obtenir d’autrui.
Évidemment c'est un “challenge” pour nombre d'entre nous (surtout les hommes il me semble) qui avons justement appris qu'au contraire il fallait s'exprimer, défendre son point de vue, convaincre les autres etc. Je ne m’attends pas à ce que les participants puissent le faire spontanément et cet exercice entraîne de grandes résistances notamment en provenance des "mâles alphas" ou bien des gens comme Robert qui, comme le disait Coluche, "quand il ne t'attaque pas il cherche qu'à se défendre" (un mec sympa, du genre loubard agressif. Oui je sais on ne dit plus loubard aujourd'hui...).
Parfois il arrive même, surtout dans les équipes en entreprise, que je me trouve face à plusieurs résistances simultanées. Il faut alors que je puisse moi-même me retirer du jeu, de l'équation, puisque c'est sur ma personne que se cristallisent les agressivités. Alors je renverse la situation : je m'arrête et je propose à la personne en question, sans bluffer, de venir prendre ma place et de faire l'atelier à ma place.
Et là je perçois immédiatement un changement d'attitude. La personne me dit "Mais non voyons, Jérôme, continuez ce que vous faites, je ne veux pas vous interrompre !" et je lui réponds "Mais c'est exactement ce que vous faites pourtant en refusant de répondre à mes questions. Le problème n’est pas que vous m’interrompiez mais que vous interrompiez le processus de la pensée.” Je lui explique "Voyez-vous, cela n'en a pas l'air, mais c'est un travail de faire penser les gens, et pour cela je leur pose des questions parce que j'ai vu un problème dans leur discours ou leur attitude. Si les gens ne veulent pas répondre, mon travail n'a plus aucun sens. C'est pourquoi je vous demande de bien vouloir venir à ma place et de continuer l'atelier parce que manifestement vous connaissez une méthode qui marche mieux que la mienne.”
Et là en général : grand silence. La personne comprend que je ne suis pas là pour l'embêter mais pour la faire réfléchir. Elle se rebiffe et promet de "jouer le jeu". En général cela ne tient pas longtemps parce que "le naturel revient vite au galop" mais il y a eu au moins une petite prise de conscience que penser en groupe était un travail et que cela ne consistait pas à faire "comme d'habitude" en réunion, c'est à dire exprimer son point de vue, le défendre, si possible montrer à tout le monde qu'on est intelligent et surtout à ne pas demander si quelqu'un avait une objection ou une question.
D'ailleurs, lorsque je fais cela et que le “boss” de l'équipe est présent, ce n'est pas lui (ou elle) qui pose problème. Lui au contraire jubile parce qu'il peut enfin se reposer sur quelqu'un et montrer aux autres ce qu'il doit "se coltiner" au quotidien avec les gens qui la "jouent perso" et méprisent les autres sans même s'en rendre compte, simplement parce qu'ils ont tellement l'habitude qu'on ne les interrompe pas. Non parce qu'ils détiennent l’autorité de la sagesse ou de la compétence mais parce on est d’avance fatigué de se lancer dans un débat dont on sait que rien de constructif n'en ressortira.
J'invite tous les managers qui animent des réunions à tester ce petit "truc" du : “OK vas-y fais la réunion à ma place”, ou à m’inviter pour que je vienne faire un atelier dans leur équipe.
Mais il faut être prêt à “tenir la position” si le têtu prend effectivement votre place. Cela m'est arrivé une fois mais c'est le groupe qui a protesté puisqu’évidemment eux le(la) connaissent et ils n'ont aucune envie qu'il prenne le pouvoir car ils savent que cela va être chaotique ou conflictuel. Au-delà de l'anecdote et de l'aspect méthodologique de cette "procédure", cela implique de savoir se "retirer du jeu" : ainsi vous créerez un vide et les gens voient en creux la différence que cela fait quand vous n'y êtes pas. Si vous avez le “sens de l'autre” et avez à cœur d'aller de comprendre ce que pensent les gens, ne vous inquiétez pas, cela se verra.
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