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Ce qui nous rend stupides (2) - L'habitude



Je partirai d'une présupposition : nous avons tous la possibilité d'être intelligents, profonds, rationnels, astucieux à divers moments de notre vie. Certains ont supprimé la plupart des obstacles qui se trouvaient sur la voie de l'intelligence et ils sont la plupart du temps "intelligents", d'autres ne l'ont pas fait et sont la plupart du temps dans le brouillard de la stupidité, cette forme d’inertie de la pensée, quoique celui-ci puisse se dissiper en quelques rares moments. Entre les deux se situe la majorité d’entre nous, qui oscille entre intelligence et stupidité. En partant de ce postulat il m'a semblé intéressant d'identifier tous les obstacles qui se mettent sur notre route pour accéder à une raison puissante et efficace, souple, ouverte, dialectique.

Une seconde nature

L'habitude est un comportement acquis qui devient comme une seconde nature. Nous acquérons en général un comportement par sa répétition, forcée ou non. En général ce comportement est adapté à l'objectif que nous cherchons à atteindre ou au besoin que nous cherchons à satisfaire. Par exemple étant enfants nous apprenons les habitudes d'hygiène pour plusieurs raisons évidentes (santé, vie sociale, confort). Nous avons par exemple pris l'habitude de nous laver les dents tous les matins ou pour les hommes de nous raser ou de nous tailler la barbe le cas échéant. Beaucoup de nos habitudes sont ainsi liées à des nécessités corporelles puisque les besoins du corps nous les imposent. Rien de problématique à cela, ce sont ce que nous appellerions de bonnes habitudes, jusqu'à ce que la science nous apprenne peut-être un jour qu'il est néfaste de se laver les dents le matin. Il nous faudra alors changer nos habitudes ce qui est bien plus compliqué qu'en acquérir de nouvelles. En général il est bon de faire les deux en même temps : par exemple pour perdre l'habitude de fumer je vais commencer une nouvelle habitude de mâcher du chewing gum ou de faire quelques pompes ou de courir dès que l'envie de fumer me prend. Il s'agit de remplacer une mauvaise habitude par une moins mauvaise, voire par une bonne (mais en général les bonnes habitudes sont difficiles à acquérir car elles nécessitent un effort sur nous-mêmes). Mais nous ne voyons toujours pas de lien avec la stupidité. Le problème de l'habitude est exactement le même que son avantage. Par habitude nous accomplissons des gestes, des tâches, nous suivons un programme qui justement nous dispense de penser. Penser en effet est difficile, long, risqué car cela inquiète et nous met dans le doute, cela doit être structuré, articulé, profond, argumenté…

Si nous devons être efficaces dans de nombreuses tâches quotidiennes les faire de manière automatique sans réfléchir est le meilleur moyen de les effectuer vite et bien. Pour de nombreuses personnes le travail ne consiste pas en beaucoup plus que cela : effectuer des tâches répétitives de la manière la plus efficace et complète que possible. Certains métiers exigent des routines, des processus qui doivent être suivis à la lettre et de manière protocolaire : ainsi le pilote de ligne fait la visite pré-vol de son appareil puis entame une laborieuse check-list avec le co-pilote afin de vérifier le bon état de marche des dizaines d'instruments, paramètres, niveaux qui constituent le « système aéronef ». Le paradigme du bon pilote c'est d'être formé à l'avance à tout ce qui peut se passer d'anormal et d'être en mesure d'y répondre de manière quasi-réflexe en se référant éventuellement à un manuel de vol. Et en général cela fonctionne très bien au vu du niveau de sécurité exceptionnel atteint par l'aviation civile commerciale.

Apathie intellectuelle


Le problème de l'habitude est plus un problème cognitif : c'est celui de l'endormissement, de la baisse de vigilance et d'attention qu'elle entraîne. Les pilotes volent systématiquement avec un équipage différent afin justement de casser la routine et de ne pas se laisser endormir par les habitudes prises avec un collègue et de ne pas entraîner les phénomènes de complaisance et de manque de rigueur qui apparaissent quand les hommes se connaissent trop bien. Le pire danger pour un pilote, contrairement à la machine, c’est la baisse de sa vigilance et par conséquent son manque de réactivité et de présence d’esprit lorsqu’une situation imprévue se présentera. Car parfois surgit un événement différent, une singularité, qui ne rentre pas dans ce qui est prévu dans nos habitudes. Cet événement il s'agit d'y être attentif afin de lui donner un sens adéquat. Le danger est de l'assimiler à ce qui est déjà connu et de rater sa spécificité ou carrément de l'ignorer car cela dérangerait trop notre routine quotidienne. Quand nous avons une procédure lourde et bureaucratique, le moindre écart peut nécessiter un effort considérable pour simplement le signaler et le documenter : préfère alors ne pas s’embêter et on dit que l’on va « gérer », on se débrouille, on contourne la procédure normale. Disons donc que l'habitude ne nous rend pas directement stupides mais réunit les conditions pour empêcher la réflexion de surgir à cause de l’engourdissement de l’attention qu’elle entraîne. Si nous voulions prendre l'habitude d'être intelligents il nous faudrait, par entraînement, multiplier les simulations de situations différentes afin d'étudier les comportements adaptés à adopter. Ainsi en développant des réflexes adéquats à de nombreuses situations, on se donne la possibilité d'improviser le moment où il faudra improviser, puisque la réalité est par définition imprévisible.C'est ce qu'apprennent à faire les militaires qui s'imposent régulièrement des exercices de simulation dans lesquels différents scenarii sont joués. Pour être le plus intelligent à la guerre, il faut beaucoup y avoir joué avant, à défaut de l'avoir faite “pour de vrai”. Quand l'habitude et la routine s'installent, le Sujet finit par s'engourdir, par devenir complaisant et s'empâter. Un de mes anciens chefs m'avait ainsi confié "j'ai quitté mon poste le jour où je sentais que j'étais un génie". Il avait effectivement compris qu'il ne se remettait plus en question et qu'il était temps pour lui de se trouver de nouvelles sources de défi. L'habitude fait que notre "pensée" roule sur sa pente naturelle à la vitesse de l'éclair, tout est facile et prévisible, ce qui peut donner le sentiment de tout maitriser, d'un pouvoir illimité. C'est en général à ce moment où nous sommes en "sur-confiance" que surgit l'accident. Evidemment les métiers qui sont soumis à ce genre d'aléa ont mis en place des formations qui obligent à être tout le temps vigilants. En ce qui concerne la pensée, l’habitude est un poison mortel. Mais évidemment on ne meurt pas de ne plus penser, on s’endort juste confortablement, quoique si j’en juge certains de mes clients qui viennent me voir pour que je les entraîne à penser, le manque de pensée commence à devenir un sérieux problème de santé mentale.

Ré-apprendre à penser


Penser c'est toujours d'une certaine manière penser de manière originale, c’est produire par soi-même et pour soi-même : si vous pensez ce que vous avez déjà pensé ou ce qu'un autre a pensé, vous ne pensez pas. En philosophie par exemple les mêmes questions reviennent souvent mais la manière de les traiter est tout le temps différente a fortiori si vous pensez en dialogue avec autrui et que vous multipliez vos interlocuteurs. Penser c'est justement provoquer une rupture dans le flux automatique des pensées, c'est se poser intensément une question et tenter d'y répondre par plusieurs hypothèses plutôt que de jeter des opinions çà et là, comme ces personnes qui ont un avis sur tout. Penser est par nature créatif. Les artistes d’ailleurs sont une population qui est a priori peu menacée par le risque de tomber dans les habitudes. De la même manière le scientifique qui cherche ne pense, j'imagine, jamais deux fois la même chose même s'il lui arrive de parcourir les mêmes chemins. Alors la prochaine fois que votre manager vous annoncera la prochaine réorganisation, pensez que même si cela vous dérange cela aura au moins le mérite de casser vos habitudes et de vous éviter de sombrer dans la routine et la torpeur intellectuelle.

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