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Ce qui nous rend stupides (4) - La précipitation




Je partirai d'une présupposition : nous avons tous la possibilité d'être intelligents, profonds, rationnels, astucieux à divers moments de notre vie. Certains ont supprimé la plupart des obstacles qui se trouvaient sur la voie de l'intelligence et ils sont la plupart du temps "intelligents", d'autres ne l'ont pas fait et sont la plupart du temps dans le brouillard de la stupidité, cette forme d’inertie de la pensée, quoique celui-ci puisse se dissiper en quelques rares moments. Entre les deux se situe la majorité d’entre nous, qui oscille entre intelligence et stupidité. En partant de ce postulat il m'a semblé intéressant d'identifier tous les obstacles qui se mettent sur notre route pour accéder à une raison puissante et efficace, souple, ouverte, dialectique.

Chuter dans le vide

Se précipiter vient du latin praecipito qui signifie littéralement : "tomber la tête en avant", chuter dans le vide. Le terme “précipice” en dérive qui donne bien l’idée d’un gouffre, d’un abîme dans lequel nous risquons de disparaître et au fond duquel la mort nous attend. Celui qui se précipite réagit, ne réfléchit pas, fonce tête baissée, s'impose une forme d'urgence. Il y a dans l'idée de précipitation, comme dans la notion de précipité en chimie, l'idée de quelque chose en trop qui ne se mélange pas et subsiste en tant que résidu. Celui qui se précipite n'est pas dans le moment opportun, il force le cours des choses, il rajoute de l’agitation inutile, il est fébrile, ce qui encore pointe vers un dérèglement de l'action et de la pensée. Celui qui se précipite n'a aucune maîtrise de lui ni de son environnement, il veut se débarrasser de ce qu'il a à faire ou bien il est en compétition de vitesse avec autrui.

Mais même dans le sport de vitesse on dit toujours qu'il faut se "presser lentement". Par exemple en natation le nageur rapide est celui qui se meut rapidement tout en étant relâché, dans sa tête il est calme, serein et lucide. Celui qui se précipite n'est plus avec sa tête il n'est que dans ses émotions.

C'est pour cela que la précipitation est très liée aux émotions qui nous entraînent vers l'action immédiate, que ce soit la peur ou la colère. Elles sont une tension désagréable dont on veut se débarrasser par une action compensatrice qui aggrave souvent le mal par son caractère désordonné. A ce titre l'enthousiasme ne vaut guère mieux que la peur ou la colère, lui qui nous fait oublier toute prudence et partir "bille en tête" dans l’action. Seule la tristesse tire son épingle du jeu : il est rare que nous nous précipitions par tristesse, cette émotion ayant encore le privilège de la lenteur et du report de l'action immédiate, voire de l'annihilation de l'action purement et simplement.

Résister à la tentation de la précipitation

La précipitation est le contraire de la stratégie, de l'anticipation, de la patience, de la réflexion.

Celui qui se précipite met de l'énergie et de l'excitation en trop et de la pensée en moins

Difficile de voir quoique ce soit de positif dans la précipitation. Dans la précipitation on se bouscule et on oublie des choses, c'est le début du chaos. Celui qui se précipite met de l'énergie et de l'excitation en trop et de la pensée en moins. La précipitation est signe de nervosité, d'angoisse, de perte de contrôle et donc aussi de folie. L'avantage qu'on pourrait y voir est qu'elle procure une vitesse foudroyante pour des actions qui ne demandent pas de précision ni de répétition et encore moins de réflexion. Le joueur de tennis se précipite sur la balle pour la frapper in extremis par exemple. Elle est l'attitude des extrêmes. Or dans le domaine de l'esprit la précipitation est fréquente car l'esprit peut aller à la vitesse de la lumière sans aucun effort pour le sujet. Naturellement, l'esprit fonctionne vite, notamment dans les situations de peur où une décision immédiate doit être prise. De plus nous avons souvent appris à aller vite pour répondre à la maîtresse à l'école et l'enseignant donne en général une prime au plus rapide. Par ailleurs comme nous avons l'occasion d'avoir des opinions toutes faites car fournies sur étagère notamment sur Internet, sur de nombreux sujets nous avons tendance à les recracher telles quelles rapidement, ce qui donne l’illusion du savoir et de l’intelligence. Les nouvelles technologies nous poussent à l'immédiateté de la communication et nous donnent un accès direct à une somme immense de connaissances, quoique non hiérarchisées, ce qui nous pousse à distribuer nos opinions toutes faites à qui les réclame.

Il est clair que tout faire dans l'urgence conduit à se précipiter parce qu'en plus de la limite de temps on rajoute en général, mais sans le dire, l'importance de la chose à faire. Or il est rare que les choses urgentes soient importantes et vice versa. On va donc se tendre fébrilement vers cet objectif et donc se précipiter, perdre son sang-froid et en général commettre des erreurs que nous n'aurions pas faites en nous dépêchant sans nous précipiter. Se précipiter est une forme d'aveuglement, d'action automatique qui exclut toute pensée et est par nature stupide. On ne peut pas réfléchir dans la précipitation, on ne peut que réagir. La précipitation est voisine de la panique qui est une perte totale de contrôle dans une situation dangereuse. Le bon professionnel ne se précipite pas : ses gestes sont précis, rapides mais pas forcés, il épouse la situation sans se tendre de manière obsessionnelle vers un objectif. Il fait complètement corps avec son environnement, est totalement aux aguets pour saisir la moindre opportunité pour effectuer sa tâche. On peut songer ici à l'archer qui bande son arc d'un geste puissant et rapide mais qui en même temps reste calme et immobile. Toute agitation le ferait trembler et rater sa cible. Il est à la fois tendu et détendu. La flèche semble partir d'elle-même, il ne met aucune volonté pour lâcher la corde, c'est comme si c'est l'arc qui tirait tout seul. Cet état d'esprit du chevalier archer est bien décrit dans le roman éponyme Le Zen dans l'art chevaleresque du tir à l'arc. De la même manière au cours d'un examen si vous vous précipitez pour commencer l'exercice sans réfléchir, sans prendre le temps, vous risquez de partir sur une fausse piste et de vous empêtrer dans l'exercice plutôt que de prendre le temps de le lire entièrement et de noter les choses faciles et difficiles pour plus tard : cette prise de recul vous fera gagner en fait du temps sur le total de l’épreuve. Il y a donc souvent une tentation de la précipitation qui doit être combattue volontairement. Ne pas se précipiter est un combat contre soi-même afin de donner un espace de respiration à la pensée et ne pas tomber dans l’action stupide.

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