On dit par exemple d'une personne qu'elle est légitime à une fonction lorsqu'il y a un consensus autour d'elle pour dire qu'elle a les compétences, les qualités et l'expérience requises pour ce poste. Être légitime, c'est par conséquent un jugement subjectif mais partagé sur la conformité d'une personne, d'un fait, d'une proposition ou d'un argument par rapport à une loi ou une règle tacite. En effet, si la règle était juridique, on dirait simplement que c'est légal et pas "légitime".
L'origine du mot est en effet également celui de lex(gis), la loi. Mais au contraire de la légalité, qui se juge relativement objectivement, la légitimité est une notion plus floue. Il m'arrive par exemple, lors d'une consultation philosophique où j'examine une situation quotidienne d'un client, de poser la question : "cette réaction, cette parole, cet argument sont-ils légitimes ?" Et souvent, le client est bien embarrassé pour répondre à cette question de la légitimité. C'est que la légitimité est affaire à la fois de mœurs, de logique, de morale, d'utilité, de contexte, de qualité des personnes. Peu de concepts sont autant surdéterminés et difficiles d'usage.
Prenons un exemple : “Est-il légitime pour un membre des forces de l'ordre de mettre à terre un manifestant qui refuse d'obtempérer lors d'une manifestation ?”. Le non-respect des ordres de dispersion est illégal et constitue une violation des règles en vigueur lors des manifestations. Il semble légitime de rétablir l'ordre par des moyens proportionnés, mais la violence employée peut rapidement devenir excessive.
Maintenant, la situation se corse quelque peu du fait de la position particulière de la "victime" : c'est un jeune manifestant, et la scène est filmée et largement diffusée sur les réseaux sociaux. L'agent a eu une réaction impulsive face à une situation tendue. Se pose alors la question de l'image que renvoie cet agent à l'opinion publique, surtout dans le contexte actuel de tensions sociales. L'image que ce geste renvoie est celle de l'autorité de l'État, incarnée par la police, qui réagit fermement face à une désobéissance civile. Cet agent étant représentant de l'ordre, ce geste pourrait renforcer, dans certains groupes, l'image d'une autorité forte et déterminée à maintenir la paix sociale. Cependant, pour d'autres, il risque d'être perçu comme un abus de pouvoir, soulignant les dérives autoritaires dans la gestion des manifestations.
Pour qu'une action ou une parole soit légitime, il faut que sa cause apparaisse clairement : ici, la cause de la mise à terre est la désobéissance du manifestant. On pourra toujours contester cette légitimité en disant que, peu importe la cause, l'usage de la force doit être mesuré, et qu'en aucun cas la violence excessive n'est acceptable, surtout contre un citoyen qui exerce son droit de manifester.
Prenons maintenant un autre exemple. Quelqu'un à qui on demanderait : "- Pourquoi as-tu mangé à cette heure ?" et qui répondrait : "- Parce que la cloche a sonné". Cet argument est-il légitime ? La raison "le son d'une cloche" est-elle légitime pour expliquer que l'on a mangé ? Après tout, on peut bien comprendre que le repas pris dans une école, par exemple, soit distribué à heures fixes et que ne pas y aller à cette heure équivaut à ne pas manger, même si une raison plus légitime que l'on attendrait pour cette action serait "parce que j'avais faim" ou "parce que j'ai toujours faim à cette heure" ou encore "parce que j'avais rendez-vous avec un ami et que je l'ai accompagné et comme l'appétit vient en mangeant”, etc.
Ainsi, cet argument "parce que la cloche a sonné" n'a pas de rapport direct avec le fait de manger et sa légitimité est quelque peu fragile. Il faudra, pour assurer sa légitimité, le mettre en lien avec une règle qui s'énoncerait : "tous les jours, je dois manger au moment où la cloche sonne car c'est l'heure de l'ouverture de la cantine et si je ne me dépêche pas, je risque de faire la queue". Mais, de but en blanc, cette réponse paraît incongrue et évoque un réflexe pavlovien du chien qui salive uniquement parce qu'il entend le son d'une cloche qui habituellement accompagne sa gamelle de pâté. Or, il ne paraît pas légitime pour un homme d'agir comme un animal car l’homme est différent de l’animal. (Et encore une fois il faudrait dire en quoi ils sont différents et si cette différence est légitime).
Évaluer la légitimité demande qu'on apporte des preuves, qu'on justifie, que l'on rende compte de ses actes devant autrui et devant soi-même.
Parfois, il existe un gros décalage entre le jugement que nous portons sur nous-mêmes et celui qu’autrui porte sur nous : certaines personnes ne se "sentent" pas légitimes pour occuper une position sociale, une fonction spécifique, quand les autres, au contraire, ont pleine confiance en elles, à raison en général. Le Sujet a le sentiment d'être un imposteur, qu'il ne "mérite pas" la reconnaissance et les responsabilités qu'on lui accorde. Il se dit que l'on va bientôt découvrir la supercherie et qu'il sera révoqué publiquement, ajoutant la honte à la culpabilité. Ne pas se sentir légitime, dans ce cas, signifie ne "pas se sentir à la hauteur” des responsabilités ou des attentes d'autrui.
C'est la raison pour laquelle la question de la légitimité est une question porteuse dans la consultation philosophique : elle oblige à porter des jugements (et donc à les justifier en raison) sur une situation, à multiplier les perspectives et les arguments.
Une affirmation illégitime apparaîtra décalée, en rupture avec "ce que l'on aurait attendu" ; par conséquent, l'"illégitimité" provoque une crise, une rupture dans la normalité, dans "ce qui est attendu", face aux convenances, aux bonnes mœurs, au sens commun. “Voici ce qu'on peut légitimement attendre d'un élève sortant de tel cursus” : la légitimité se définit toujours par rapport à un cadre implicite, par rapport à un contexte, un historique.
C'est la raison pour laquelle la question de la légitimité est une question porteuse dans la consultation philosophique : elle oblige à porter des jugements sur une situation, à multiplier les perspectives et les arguments. Une action peut être légitime selon un certain argument et illégitime selon un autre. Un argument lui-même peut être légitime selon un contexte, selon certains présupposés implicites et illégitime selon d'autres présupposés.
De même, on peut se poser la question de la légitimité d'une question. À partir du moment où une question contient toujours des présupposés et qu'on part du principe qu'une question se justifie pour découvrir, explorer, approfondir une situation ou un être, elle sera légitime ou pas selon la légitimité des présupposés.
Une question légitime dans la consultation philosophique est une question qui porte, qui donne à penser, qui montre un problème, qui provoque une rupture, un trouble.
Ainsi, une partie de mon travail consiste à dépouiller au maximum mes questions et celles de mon client de tout présupposé afin qu’elles soient les plus “pures” possibles. La légitimité a, dans ce cas et assez bizarrement, un lien avec la pureté. Une question légitime dans la consultation philosophique est une question qui porte, qui donne à penser, qui montre un problème, qui provoque une rupture, un trouble. D’aucuns penseraient que justement ces questions ne sont pas légitimes en ce qu’elles ne “respectent pas l’intégrité du Sujet” et le provoqueraient, l’acculeraient, le pousseraient dans ses retranchements. Mais pour nous autres philosophes praticiens, bousculer le “moi empirique” est légitime dans la mesure où c’est une manière de s’adresser à l’autre moi, le “moi transcendantal” ou “pur sujet pensant”. Ce dernier ne craint rien, n’est pas fragile, n’a pas d’émotions et il s’élève bientôt à la hauteur de son alter ego empirique pour créer le "dialogue de l’âme avec elle-même" pour reprendre Platon.
Évaluer la légitimité d'un propos nous oblige à exercer notre jugement, à développer la recherche des causes et des conséquences, à explorer le contexte, les motivations, l'intention, l'objectif des protagonistes puis à trancher donc à s'engager dans une décision, aussi incertaine soit-elle. Penser la légitimité des actes, des paroles et des comportements, c'est une manière de philosopher et de travailler la souplesse de sa pensée.
Alors, la prochaine fois que vous entendez un jugement ou un argument qui “sonne bizarre” à vos oreilles, demandez-vous s’il est légitime.
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