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Que signifie "ĂȘtre lĂ©gitime" ?

  • Photo du rĂ©dacteur: JĂ©rĂŽme Lecoq
    JérÎme Lecoq
  • 10 sept. 2024
  • 6 min de lecture

DerniÚre mise à jour : 9 déc. 2024



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On dit par exemple d'une personne qu'elle est lĂ©gitime Ă  une fonction lorsqu'il y a un consensus autour d'elle pour dire qu'elle a les compĂ©tences, les qualitĂ©s et l'expĂ©rience requises pour ce poste. Être lĂ©gitime, c'est par consĂ©quent un jugement subjectif mais partagĂ© sur la conformitĂ© d'une personne, d'un fait, d'une proposition ou d'un argument par rapport Ă  une loi ou une rĂšgle tacite. En effet, si la rĂšgle Ă©tait juridique, on dirait simplement que c'est lĂ©gal et pas "lĂ©gitime".


L'origine du mot est en effet Ă©galement celui de lex(gis), la loi. Mais au contraire de la lĂ©galitĂ©, qui se juge relativement objectivement, la lĂ©gitimitĂ© est une notion plus floue. Il m'arrive par exemple, lors d'une consultation philosophique oĂč j'examine une situation quotidienne d'un client, de poser la question : "cette rĂ©action, cette parole, cet argument sont-ils lĂ©gitimes ?" Et souvent, le client est bien embarrassĂ© pour rĂ©pondre Ă  cette question de la lĂ©gitimitĂ©. C'est que la lĂ©gitimitĂ© est affaire Ă  la fois de mƓurs, de logique, de morale, d'utilitĂ©, de contexte, de qualitĂ© des personnes. Peu de concepts sont autant surdĂ©terminĂ©s et difficiles d'usage.

Prenons un exemple : “Est-il lĂ©gitime pour un membre des forces de l'ordre de mettre Ă  terre un manifestant qui refuse d'obtempĂ©rer lors d'une manifestation ?”. Le non-respect des ordres de dispersion est illĂ©gal et constitue une violation des rĂšgles en vigueur lors des manifestations. Il semble lĂ©gitime de rĂ©tablir l'ordre par des moyens proportionnĂ©s, mais la violence employĂ©e peut rapidement devenir excessive.

Maintenant, la situation se corse quelque peu du fait de la position particuliĂšre de la "victime" : c'est un jeune manifestant, et la scĂšne est filmĂ©e et largement diffusĂ©e sur les rĂ©seaux sociaux. L'agent a eu une rĂ©action impulsive face Ă  une situation tendue. Se pose alors la question de l'image que renvoie cet agent Ă  l'opinion publique, surtout dans le contexte actuel de tensions sociales. L'image que ce geste renvoie est celle de l'autoritĂ© de l'État, incarnĂ©e par la police, qui rĂ©agit fermement face Ă  une dĂ©sobĂ©issance civile. Cet agent Ă©tant reprĂ©sentant de l'ordre, ce geste pourrait renforcer, dans certains groupes, l'image d'une autoritĂ© forte et dĂ©terminĂ©e Ă  maintenir la paix sociale. Cependant, pour d'autres, il risque d'ĂȘtre perçu comme un abus de pouvoir, soulignant les dĂ©rives autoritaires dans la gestion des manifestations.


Pour qu'une action ou une parole soit lĂ©gitime, il faut que sa cause apparaisse clairement : ici, la cause de la mise Ă  terre est la dĂ©sobĂ©issance du manifestant. On pourra toujours contester cette lĂ©gitimitĂ© en disant que, peu importe la cause, l'usage de la force doit ĂȘtre mesurĂ©, et qu'en aucun cas la violence excessive n'est acceptable, surtout contre un citoyen qui exerce son droit de manifester.

Prenons maintenant un autre exemple. Quelqu'un Ă  qui on demanderait : "- Pourquoi as-tu mangĂ© Ă  cette heure ?" et qui rĂ©pondrait : "- Parce que la cloche a sonnĂ©". Cet argument est-il lĂ©gitime ? La raison "le son d'une cloche" est-elle lĂ©gitime pour expliquer que l'on a mangĂ© ? AprĂšs tout, on peut bien comprendre que le repas pris dans une Ă©cole, par exemple, soit distribuĂ© Ă  heures fixes et que ne pas y aller Ă  cette heure Ă©quivaut Ă  ne pas manger, mĂȘme si une raison plus lĂ©gitime que l'on attendrait pour cette action serait "parce que j'avais faim" ou "parce que j'ai toujours faim Ă  cette heure" ou encore "parce que j'avais rendez-vous avec un ami et que je l'ai accompagnĂ© et comme l'appĂ©tit vient en mangeant”, etc.


Ainsi, cet argument "parce que la cloche a sonnĂ©" n'a pas de rapport direct avec le fait de manger et sa lĂ©gitimitĂ© est quelque peu fragile. Il faudra, pour assurer sa lĂ©gitimitĂ©, le mettre en lien avec une rĂšgle qui s'Ă©noncerait : "tous les jours, je dois manger au moment oĂč la cloche sonne car c'est l'heure de l'ouverture de la cantine et si je ne me dĂ©pĂȘche pas, je risque de faire la queue". Mais, de but en blanc, cette rĂ©ponse paraĂźt incongrue et Ă©voque un rĂ©flexe pavlovien du chien qui salive uniquement parce qu'il entend le son d'une cloche qui habituellement accompagne sa gamelle de pĂątĂ©. Or, il ne paraĂźt pas lĂ©gitime pour un homme d'agir comme un animal car l’homme est diffĂ©rent de l’animal. (Et encore une fois il faudrait dire en quoi ils sont diffĂ©rents et si cette diffĂ©rence est lĂ©gitime).


Évaluer la lĂ©gitimitĂ© demande qu'on apporte des preuves, qu'on justifie, que l'on rende compte de ses actes devant autrui et devant soi-mĂȘme.

Parfois, il existe un gros dĂ©calage entre le jugement que nous portons sur nous-mĂȘmes et celui qu’autrui porte sur nous : certaines personnes ne se "sentent" pas lĂ©gitimes pour occuper une position sociale, une fonction spĂ©cifique, quand les autres, au contraire, ont pleine confiance en elles, Ă  raison en gĂ©nĂ©ral. Le Sujet a le sentiment d'ĂȘtre un imposteur, qu'il ne "mĂ©rite pas" la reconnaissance et les responsabilitĂ©s qu'on lui accorde. Il se dit que l'on va bientĂŽt dĂ©couvrir la supercherie et qu'il sera rĂ©voquĂ© publiquement, ajoutant la honte Ă  la culpabilitĂ©. Ne pas se sentir lĂ©gitime, dans ce cas, signifie ne "pas se sentir Ă  la hauteur” des responsabilitĂ©s ou des attentes d'autrui.


C'est la raison pour laquelle la question de la légitimité est une question porteuse dans la consultation philosophique : elle oblige à porter des jugements (et donc à les justifier en raison) sur une situation, à multiplier les perspectives et les arguments.


Une affirmation illĂ©gitime apparaĂźtra dĂ©calĂ©e, en rupture avec "ce que l'on aurait attendu" ; par consĂ©quent, l'"illĂ©gitimitĂ©" provoque une crise, une rupture dans la normalitĂ©, dans "ce qui est attendu", face aux convenances, aux bonnes mƓurs, au sens commun. “Voici ce qu'on peut lĂ©gitimement attendre d'un Ă©lĂšve sortant de tel cursus” : la lĂ©gitimitĂ© se dĂ©finit toujours par rapport Ă  un cadre implicite, par rapport Ă  un contexte, un historique.

C'est la raison pour laquelle la question de la lĂ©gitimitĂ© est une question porteuse dans la consultation philosophique : elle oblige Ă  porter des jugements sur une situation, Ă  multiplier les perspectives et les arguments. Une action peut ĂȘtre lĂ©gitime selon un certain argument et illĂ©gitime selon un autre. Un argument lui-mĂȘme peut ĂȘtre lĂ©gitime selon un contexte, selon certains prĂ©supposĂ©s implicites et illĂ©gitime selon d'autres prĂ©supposĂ©s.


De mĂȘme, on peut se poser la question de la lĂ©gitimitĂ© d'une question. À partir du moment oĂč une question contient toujours des prĂ©supposĂ©s et qu'on part du principe qu'une question se justifie pour dĂ©couvrir, explorer, approfondir une situation ou un ĂȘtre, elle sera lĂ©gitime ou pas selon la lĂ©gitimitĂ© des prĂ©supposĂ©s.


Une question légitime dans la consultation philosophique est une question qui porte, qui donne à penser, qui montre un problÚme, qui provoque une rupture, un trouble.

Ainsi, une partie de mon travail consiste Ă  dĂ©pouiller au maximum mes questions et celles de mon client de tout prĂ©supposĂ© afin qu’elles soient les plus “pures” possibles. La lĂ©gitimitĂ© a, dans ce cas et assez bizarrement, un lien avec la puretĂ©. Une question lĂ©gitime dans la consultation philosophique est une question qui porte, qui donne Ă  penser, qui montre un problĂšme, qui provoque une rupture, un trouble. D’aucuns penseraient que justement ces questions ne sont pas lĂ©gitimes en ce qu’elles ne “respectent pas l’intĂ©gritĂ© du Sujet” et le provoqueraient, l’acculeraient, le pousseraient dans ses retranchements. Mais pour nous autres philosophes praticiens, bousculer le “moi empirique” est lĂ©gitime dans la mesure oĂč c’est une maniĂšre de s’adresser Ă  l’autre moi, le “moi transcendantal” ou “pur sujet pensant”. Ce dernier ne craint rien, n’est pas fragile, n’a pas d’émotions et il s’élĂšve bientĂŽt Ă  la hauteur de son alter ego empirique pour crĂ©er le "dialogue de l’ñme avec elle-mĂȘme" pour reprendre Platon.


Évaluer la lĂ©gitimitĂ© d'un propos nous oblige Ă  exercer notre jugement, Ă  dĂ©velopper la recherche des causes et des consĂ©quences, Ă  explorer le contexte, les motivations, l'intention, l'objectif des protagonistes puis Ă  trancher donc Ă  s'engager dans une dĂ©cision, aussi incertaine soit-elle. Penser la lĂ©gitimitĂ© des actes, des paroles et des comportements, c'est une maniĂšre de philosopher et de travailler la souplesse de sa pensĂ©e.


Alors, la prochaine fois que vous entendez un jugement ou un argument qui “sonne bizarre” Ă  vos oreilles, demandez-vous s’il est lĂ©gitime.

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