Qu'il serait doux de pouvoir oublier à volonté ce que nous savons ! Ou bien de pouvoir l'archiver et ne le retrouver qu'en cas de besoin, comme avec un ordinateur. Hélas (ou heureusement) notre mémoire ne fonctionne pas comme un ordinateur et nous ne pouvons pas oublier volontairement ce que nous savons, que ce soit un savoir théorique, empirique ou même un savoir-faire. On ne peut pas “dé-savoir” et effacer un souvenir comme on efface un fichier sur son ordinateur : ce qui est fait est fait et le savoir est une action. Pour dire “je sais” quelque chose, il faut le penser et la pensée est une action.
Pourtant nous aimerions bien oublier certains souvenirs qui viennent nous hanter comme des fantômes et nous ramener à notre culpabilité, notre faiblesse, notre chute...et y substituer des souvenirs plus heureux qui nous renvoient à nos succès, nos réussites, nos moments de joie et d'insouciance. C’est ce que prétendent faire certains psychologues en opérant une déprogrammation puis une reprogrammation de nos souvenirs afin d’en neutraliser l’effet négatif (c’est ce que l’on appelle la peur éloignée, après un épisode traumatique).
La période de l'enfance a souvent cette fonction traumatisante ou au contraire consolatrice. Si ces souvenirs viennent nous hanter c'est parce que leurs sont associés des émotions ou sentiments puissants qui ont tracé un profond sillon dans notre mémoire. Un souvenir auquel ne serait attaché aucune émotion particulière disparaîtrait probablement assez rapidement. Nous pouvons toujours nous détourner, nous divertir d'un mauvais souvenir mais il sera toujours susceptible de ressurgir à la moindre situation qui le convoquerait par un processus d'association symbolique le plus souvent inconscient.
Heureusement nous oublions beaucoup de choses sans y appliquer le moins du monde notre volonté : qu'on imagine la souffrance de ne rien pouvoir oublier et d'être submergé par une quantité phénoménale d'informations inutiles. C'est le cas parait-il des hypermnésiques…
Notre mémoire peut certes nous jouer des tours mais nous sommes responsables de ce que nous oublions. Sommes-nous aussi responsables de ce dont nous nous souvenons ? Oui dans la mesure où nous sommes globalement responsables de notre attention, par exemple de regarder ou de ne pas regarder notre smartphone quand nous traversons un beau paysage, non dans la mesure où certaines scènes de la vie s’imposent à notre attention. Il faut admettre que nous sélectionnons inconsciemment une quantités d’informations à retenir et que certains évènements retiennent notre attention malgré nous. D’ailleurs vouloir ne pas voir quelque chose ou ne pas penser à cette chose, c’est encore le voir ou y penser, donc le retenir au moins temporairement.
De plus nous pouvons également nous souvenir d’événements dont nous n’avions pas conscience sur le moment, qui se sont imprimés en nous comme à notre insu. Ainsi notre responsabilité serait plutôt du côté de l’oubli que du souvenir alors que le sens commun associe l’oubli à une fonction passive.
D’ailleurs Nietzsche prétend que l’oubli est une fonction fondamentale de l’esprit car c’est le signe que la connaissance a été complètement digérée et se traduit par un comportement inconscient qui atteindra son efficace maximum comme on le voit avec les comportements instinctifs chez les animaux. Mais pour le sens commun, auquel Nietzsche fait toujours un pied de nez, nous oublions parce que nous n'avons pas suffisamment fait attention, nous avons manqué d’ouverture au monde et étions probablement trop accaparés par nous-mêmes et nos petits soucis.
C'est bien notre attention à chaque moment de notre vie quotidienne qui déterminera la qualité des prises de conscience, des pensées et par conséquent des souvenirs que nous aurons.
Ceci ne garantit pas cependant que nous nous souviendrons si nous avons prêté attention mais cela augmente considérablement les chances de la mémorisation. Ainsi un oubli ne peut servir d'excuse suffisante. Ce qu'il faudrait dire, si excuse il doit y avoir, c'est : “je m'excuse de n'avoir pas assez appliqué mon attention à cet objet”. Ce qui nous renvoie donc à notre attention et par conséquent à nos désirs, à notre être-au-monde, à ce qui nous préoccupe dans l’existence. C'est bien notre attention à chaque moment de notre vie quotidienne qui déterminera la qualité des prises de conscience, des pensées et par conséquent des souvenirs que nous aurons.
Au fait rappelons nous la leçon de Bergson qui disait que se souvenir était une action : pour nous souvenir de notre leçon de piano, nous devons la rejouer dans notre esprit, nous devons en quelque sorte la répéter et donc notre attention est à nouveau sollicitée. C'est pour cela que la multiplication des sources de distraction de notre attention est probablement une catastrophe pour notre mémoire et par conséquent pour la qualité de notre vie mentale intérieure qui se nourrit de souvenirs pour forger de nouvelles idées. Il est probable que nous finirons tous par des zombies devant nos téléphones si nous continuons à ce rythme.
Nietzsche nous parle de l'oubli comme d'une faculté fondamentale de la vie : l'animal doit oublier à chaque instant pour faire corps avec chaque instant justement car sa survie est en jeu à chaque instant.
Pourtant, malgré cette thèse de Nietzsche, la mémoire est valorisée à notre époque, il y a même un "devoir de mémoire". Celui qui a une bonne mémoire est favorisé pour les études évidemment, mais aussi pour sa vie sociale parce qu'il sera capable de se souvenir des gens, des situations, de leurs préoccupations et pourra par conséquent se faire remarquer par son attention aux autres. Il pourra plus facilement reproduire des raisonnements complexes impliquant l'articulation de phases détaillées dans un programme par exemple.
On nous apprend à mémoriser plein de choses mais on ne nous apprend pas à oublier. Dans les études par exemple c'est le programme qui fixe toute notre attention et qui est prédéfini par le professeur : l'élève n'a qu'à fixer son attention sur le cours et les exercices. Dans la "vraie vie" personne ne nous dit ce à quoi il faut faire attention et ce au contraire dont nous pouvons nous détourner. L’enjeu majeur de la société de consommation depuis les années cinquant est d’ailleurs de capter l’attention du consommateur afin de disposer du “temps de cerveau” nécessaire pour promouvoir un produit, une marque.
Etre c'est choisir à chaque seconde ce que nous regardons, ce que nous écoutons et ce que nous pensons et faisons. Ce n'est rien d'autre. C'est pour cela que notre mémoire est le reflet de notre être.
Si nous ne nous détournons de rien alors nous finissons par n’être plus qu’un consommateur, ce qui serait une forme de mauvaise foi selon Sartre, à l’instar du garçon de café qui prétend n’être qu’un garçon de café et oublie, ou plutôt fait mine d’oublier, que tout cela relève d’un choix contingent et libre.
Il y a cependant une exception à la règle qui veut que nous retenons ce qui nous impressionne : dans le refoulement en effet, nous (enfin le surmoi plutôt que le Sujet) oublions, ou plutôt enfouissons un événement qui nous est pénible, qui vient en contradiction avec nos principes, notre système de valeurs. Cet souvenir enfoui n'est pas consciemment remémoré mais il peut toujours affleurer à la conscience lors de certains événements comme des actes manqués ou des lapsi qui le feront ressurgir par associations d'idées. C'est d'ailleurs le principe de la cure analytique de provoquer le surgissement de ce refoulé afin que le Sujet en prenne conscience et se réconcilie avec, le dédramatise, le banalise et le “digère” pour reprendre la métaphore de Nietzsche.
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