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Pourquoi avons-nous des secrets ?



Un secret est la connaissance d'une action, d'une pensée ou d'une parole, prononcée ou faite pour nous-mêmes ou autrui, que nous voulons cacher à autrui. Le secret a toujours une fonction de protection : par le secret, nous nous protégeons nous-même ou autrui du jugement moral ou des conséquences concrètes et néfastes que la révélation du secret aura.

Protéger son image ou celle d’autrui

Nous pouvons vouloir garder le secret pour quatre raisons principales :

La première est par culpabilité ou honte de la pensée ou de l'action secrète. C’est un secret dans la relation à moi-même et à l’image que je veux donner de moi : je garde le secret pour me protéger de la condamnation morale par mon prochain. C'est par exemple le fait d'avoir eu des pensées envieuses pour la femme d'un ami ou d'avoir commis une action répréhensible comme de voler dans la caisse d'un magasin ou dans le portefeuille de ses parents. Parfois le secret est lourd à porter et la culpabilité nous ronge tellement que nous nous sentons obligés, afin de nous libérer du poids du secret, de le confier à un tiers de confiance, ou encore mieux à un étranger dont nous savons qu'il n'a aucun enjeu personnel avec nous. C'est dans la religion catholique d'ailleurs la fonction de la confession de faire en sorte que le confessé soulage sa conscience auprès du confesseur, généralement un prêtre. D’aucuns prétendent d’ailleurs que la psychothérapie présente la version séculière moderne de la confession religieuse.

Porter un secret est lourd et cela mobilise nos forces mentales tant la tentation est grande d'en partager le fardeau : livrer un secret c'est effectivement prendre le risque de se faire condamner mais aussi celui de se faire comprendre et donc aussi accepter et excuser d’une certaine manière. Comprendre quelqu’un serait ainsi l’excuser pour son humanité.


La deuxième raison pour laquelle nous avons des secrets est que nous pensons que la "vérité" pourrait blesser ou nuire à des personnes qui nous sont proches. C’est un secret qui concerne ma relation à autrui : je garde le secret pour protéger un proche des conséquences d’une vérité dérangeante. Par exemple je garde le secret d'une liaison que la femme de mon meilleur ami a eue avec un autre homme. La femme de mon meilleur ami sait que je sais et il existe un accord tacite entre nous qui me fait cacher la vérité à mon meilleur ami. Ici la fonction du secret est de protection de la sensibilité de mon ami, de son amour-propre ainsi que de son couple qui serait certainement très affaibli si cette vérité venait à éclater. Peut-être est-ce un secret de polichinelle (c’est en fait souvent le cas dans les couples) mais je me fais un point d'honneur à emporter ce secret dans la tombe. Dans ce cas précis le secret est moins lourd à porter parce que la morale est plutôt de mon côté, même si la vérité en est pour ses frais. Il y a des secrets que nous gardons mais que nous aurions préféré ne jamais avoir, mais voilà : une fois que nous savons nous ne pouvons pas oublier et faire comme si nous ne savions pas, la conscience, comme le temps, est irréversible. Garder un secret est ainsi une responsabilité envers celui qui pourrait souffrir de la vérité.

Se protéger par anticipation

La troisième raison est par pur calcul stratégique afin d’exercer une pression, voire du chantage, envers un rival dans une relation de pouvoir. Ici je me protège par anticipation du mal qu’autrui pourrait me faire dans un monde de compétition et de rivalités. Les hommes politiques en campagne le savent bien eux qui cherchent à découvrir les petits secrets de leurs concurrents afin de les décrédibiliser personnellement au moment des élections, comme cela se fait couramment aux Etats-Unis et chez nous dans une moindre mesure. Ceux qui gardent le secret des autres ont ainsi toujours un moyen de pression à leur disposition au cas où la situation commencerait à tourner en leur défaveur.

On peut se demander également quelle est la différence entre un secret et un mensonge par omission, ce dernier consistant également à ne pas dire la vérité alors qu'il aurait été attendu implicitement que nous la disions. Le secret implique nécessairement le mensonge par omission quand la conversation tourne autour du sujet caché. Le mensonge par commission peut alors s’avérer nécessaire quand celui qui détient le secret est mis au pied du mur. C’est pourquoi les espions et autres agents secrets sont entraînés à mentir sous la contrainte pour garder leurs secrets. Même si l’esprit ment en effet, le corps lui, pour qui sait l’observer, dit toujours la vérité et mentir lui répugne. Le sujet se trahira alors par une augmentation de son rythme cardiaque, un regard oblique, un légère crispation des lèvres, etc. Une série américaine, lie to me, donnait de bons exemples des attitudes mensongères détectables par un observateur aguerri. Le mensonge par omission implique également d’avoir un secret, une vérité que nous ne voulons pas dire. Mensonge par omission et secret sont donc grosso modo synonymes. C'est la raison pour laquelle il est difficile pour une personne morale qui pense par exemple que mentir est toujours condamnable, de garder un secret. Cela l'amènera à mentir pour protéger le secret et provoquera nécessairement chez elle une dissonance cognitive, signe d'un conflit de valeurs interne. Pour garder un secret, mieux vaut le confier à quelqu’un sans foi ni loi. Nous sommes naturellement attirés par le mystère et le secret et savons que si les autres savent que nous détenons un secret, ils n'auront de cesse de nous questionner jusqu’à ce que nous cédions. C'est pourquoi pour garder un secret il faut être prudent dans ses paroles : il y a des personnalités auxquelles on peut livrer un secret et d'autres qui en sont incapables tant elles sont transparentes ou bavardes. Les enfants par exemple sont incapables de garder un secret, comme si la responsabilité était trop lourde à porter pour eux, à moins qu'ils n'aient pas encore développé un esprit suffisamment stratégique pour éviter la divulgation par omission ou commission.

Faire partie des initiés

La quatrième fonction du secret est plus sociale : partager un ou des secrets avec d'autres c'est rentrer dans le cercle des initiés et par conséquent se distinguer de la masse ignorante. Le partage d'un secret vient ainsi combler notre désir d'appartenance à une communauté et de reconnaissance par les membres de cette communauté. Si on nous livre un secret c'est qu'on nous fait confiance et cela nous donne de la valeur, l'autre nous juge digne de partager ce secret. Il a toujours existé des sociétés secrètes qui ont institué des rites d'initiation pour leurs nouveaux membres, depuis les mystères d'Eleusis de l'Antiquité en passant par les Francs-Maçons jusqu’aux complotistes modernes. Ces sociétés secrètes ont alimenté bien des fantasmes pour ceux qui n'en faisaient pas partie, ce qui a assuré leur pérennité d'ailleurs. Nous aimons bien faire partie d'un club exclusif, cela nous donne un statut spécial, envié, particulier, distingué. Le secret a dans ce cas la double fonction de souder les membres autour de sa préservation en même temps qu'il attire les curieux qui veulent « faire partie du club » : le secret ou le mystère est comme un aimant, une force de liaison magique entre les êtres. A cette force s'oppose la puissance éclatante de la vérité, de la transparence, de la clarté, de la "publicité" (dans le sens de ce qui est rendu public). Dans cette tension entre secret et ouverture, entre mensonge et vérité, entre mystère et transparence, se constitue tout dialogue : c’est la raison pour laquelle le dialogue est difficile.

Secrets institutionnels

La cinquième fonction du secret est la protection des intérêts d'un patient, d'un client d'une entreprise ou même d'un Etat. C'est le secret professionnel et institutionnel dans lequel nous retrouvons le secret médical, le secret industriel, le secret militaire ou le secret de l'instruction. Ce type de secret pose moins de problèmes parce qu'il fait l'objet d'un accord explicite, d'un contrat de confidentialité qui lie plusieurs parties dans le cadre d'une relation professionnelle. Dans de tels contextes, le secret est attendu, contractualisé et en général respecté sans qu’il ne provoque de culpabilité chez le détenteur du secret. Le patient est protégé par le secret médical ce qui lui assure que ses éventuelles pathologies et son histoire médicale ne seront pas divulguées et ne pourront pas être utilisées contre lui-même par des agents malveillants.

De même une entreprise veut garder le secret sur un projet, un produit ou un procédé industriel afin que ses concurrents ne le devancent pas ou ne le copient pas ce qui ruinerait ses efforts pour être la première sur un marché concurrentiel (winner takes all) et tirer les meilleurs bénéfices de son produit ou de son service. Un juge d'instruction veut garder le secret sur le dossier qu'il monte contre un prévenu ou un mis en examen afin que les éventuelles preuves ne soient pas détruites ou que les témoins ne soient pas influencés par le prévenu. Enfin un Etat doit garder secrètes un certain nombre d'opérations militaires ou de police afin de préserver l'efficacité des opérations : tous les jours des tentatives d'attentats sont déjouées dans le secret afin de ne pas effrayer la population sur le niveau de risque qu'elle encourt. Dans tous ces cas le secret est utilisé pour préserver la sérénité d'un travail minutieux et délicat qui serait ruiné si les acteurs qui en font l'objet en étaient avertis. Parfois même c'est un secret qui doit être préservé par des centaines de personnes comme ce fut le cas pour l'opération Overlord qui vit le débarquement des alliés en Normandie en 1944. Dans les opérations militaires spécifiquement, le secret est ainsi une condition vitale de succès et toutes les stratégies sont utilisées par les belligérants afin de découvrir les secret de l’un et de l’autre et l’induire en faux sur ses intentions en pratiquant la désinformation systématique.

Pas de secret pour la pensée

Pour en revenir sur un plan plus individuel et philosophique, nous nous demanderons maintenant s’il est nécessaire, afin de bien connaitre une personne, de connaitre ses secrets. La psychologie aurait tendance à répondre par oui, je répondrais non pour ma part en tant que philosophe praticien.

L'être n'a pas de secret pour qui sait le questionner, le mettre à l'épreuve, l'observer et dialoguer avec lui.

Dans la consultation philosophique nous ne nous intéressons pas aux éventuels secrets d'une personne parce que nous n'avons pas besoin de connaître ce qu'elle a pu faire ou ne pas faire pour la comprendre. Nous nous contentons de voir ce qu'elle dit ici et maintenant, comment elle réagit à la mise à l’épreuve que constitue une question simple et candide : son être se niche dans ce qu'elle dit, nul besoin d'aller chercher un double-fond ou un illusoire “moi profond” comme je l'entends ça et là dans le discours psychologisant ambiant. L'être n'a pas de secret pour qui sait le questionner, le mettre à l'épreuve, l'observer et dialoguer avec lui.


Quand on comprend comment quelqu'un fonctionne, ses secrets n'ont plus de secrets pour nous, nous pourrions presque les déduire logiquement sans les connaître. D'ailleurs le Sujet voudra souvent nous révéler ses secrets afin que nous le "comprenions mieux". Mais nous refusons de les entendre car ils n’ajouteraient rien pour comprendre ce qu'ils sont. Le secret perd ainsi de son pouvoir magique pour le sujet, pouvoir aussi bien attractif que répulsif d'ailleurs. Car il est fréquent qu'un secret finisse par devenir un mythe fondateur que le sujet surinvestit. Alors, voyant que son secret est déjà en quelque sorte éventé par son être mis à jour, le Sujet le banalise et lui enlève son caractère magique. Il comprend que l'essentiel n'est pas ce qu'il cache mais ce qu'il donne à voir, jour après jour, au monde. Il se réconcilie alors avec lui-même.

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