Descartes disait que « Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée : car chacun pense en être si bien pourvu, que ceux même qui sont les plus difficiles à contenter en toute autre chose, n’ont point coutume d’en désirer plus qu’ils en ont. En quoi il n’est pas vraisemblable que tous se trompent ; mais plutôt cela témoigne que la puissance de bien juger, et distinguer le vrai d’avec le faux, qui est proprement ce qu’on nomme le bon sens ou la raison, est naturellement égale en tous les hommes ; et ainsi que la diversité de nos opinions ne vient pas de ce que les uns sont plus raisonnables que les autres, mais seulement de ce que nous conduisons nos pensées par diverses voies, et ne considérons pas les mêmes choses. Car ce n’est pas assez d’avoir l’esprit bon, mais le principal est de l’appliquer bien.» (Discours de la méthode)
Pourtant non seulement chacun pense avoir le sens commun mais en plus la plupart d'entre nous pense qu'il sait toujours déjà assez bien penser, c’est-à-dire qu’il « applique bien » son bon sens. Mon métier étant d’entraîner les gens à mieux penser, je suis surpris du nombre de personnes qui, pensant savoir penser, sont à mille lieux de se rendre compte de la rigueur qu'implique cette activité qui parait pourtant si naturelle aux hommes. En disant que nous sommes souvent persuadés que nous savons “bien penser”, je fais implicitement appel en creux à une définition, à un idéal prédéfini qui constituerait le "bien penser". C'est vrai mais cela reste un idéal régulateur, raison pour laquelle bien penser est toujours une affaire à reprendre. L'idéal que je me suis donné est celui de Socrate parce qu'il allie des compétences “techniques” à des attitudes.
Les compétences comprennent la conceptualisation, la réfutation et le questionnement, l'argumentation et l'interprétation, le sens commun, l'analyse et la synthèse, l'exemplification et l'identification des présupposés du discours et des questions. De plus Socrate incarne des attitudes dialogiques qui créent les conditions d'une pensée vivante : confiance en soi, en autrui et en le collectif qui permettent une saine confrontation (avec des risques sociaux tout de même), empathie cognitive pour comprendre les émotions qui traversent ses interlocuteurs souvent malmenés et ne pas rompre le dialogue, humour et ironie mordante pour désarçonner la mauvaise foi, authenticité pour aligner son être et son discours, capacité à s'étonner et à oublier son savoir (docte ignorance) qui permettent de questionner de manière candide et soutenue. Or sans entretien régulier, cet “art de penser”, cette discipline, se perd facilement. Il faut donc constamment l’entretenir par des exercices. C'est la raison pour laquelle elle doit être "autotélique", c'est-à-dire que c'est une activité qui doit trouver sa fin en elle-même, et donc son plaisir, même si évidemment elle peut aussi se subordonner momentanément à des fins qui lui sont externes. chacun se croit suffisamment bien doté pour ne pas avoir à entraîner spécifiquement cette aptitude Penser est une activité esthétique de sculptage de soi-même. Si nous faisons une analogie avec la natation, nous pourrions dire que la plupart des gens savent nager, ce qui est bien heureux quand ils sont confrontés à l'élément liquide. Mais pour autant on trouverait bizarre que chacun prétende nager aussi bien et vite qu'un nageur de niveau international qui passe sa vie (le début en tous cas) à s'entrainer et à perfectionner son art. C'est un peu ce qui se passe pourtant avec la pensée : chacun se croit suffisamment bien doté pour ne pas avoir à entraîner spécifiquement cette aptitude, ou bien il pense qu’il la développe suffisamment dans son travail ou ses activités quotidiennes.
Nous avons chacun le “sens commun” cher à Descartes et des aptitudes grosso modo égales à penser, et cela nous sert au quotidien. Mais peu savent bien penser, si on prend le paradigme socratique comme modèle du bon penseur, et pourtant chacun se prend pour un champion et très peu accepteraient de s’en remettre à un “entraîneur pour la pensée”. Ou alors ceux qui admettent ne pas bien penser préfèrent déléguer cette faculté à des spécialistes, des experts : les philosophes académiques, les scientifiques, les technocrates, les intellectuels-chercheurs. Bientôt nous la déléguerons à des algorithmes. Cela nous dédouane à bon compte d’une responsabilité qu’il est dangereux de déléguer : penser est trop important pour être laissé aux seules mains des spécialistes. Voici donc une liste des raisons pour lesquelles nous sommes persuadés d’être des champions de la pensée. 1 - Confusion.
Parce que nous confondons penser avec : - calculer, compter, planifier, anticiper, lister, résoudre un problème pratique ou technique ou donner des conseils. Cette forme utilitariste et réduite de la pensée est ce que nous pourrions appeler une “pensée computationnelle” qui est justement cette portion congrue qui risque d’être déléguée à l’Intelligence Artificielle. Sous-concept : calcul - avoir des idées, être créatif. Avoir des idées à profusion, associer des idées de manière productive est utile, mais cela ne s’appelle pas penser car penser nécessite une ligne directrice, un déploiement pas à pas par l’utilisation de concepts. Sous-concept : créativité - briller avec des amis et recevoir des remarques comme : “c’est bien dit”, “tu es intelligent,” etc. On finit par y croire. Il manque la rigueur du questionnement et de l’argumentation. Sous-concept : complaisance. - communiquer, faire passer des messages, influencer. Ici il n’y a pas de mise à l’épreuve de soi-même ni d’authenticité, pas de recherche de la vérité mais plutôt de pouvoir. Sous-concept : rhétorique. - appliquer des règles formelles de manière stricte. Ici il n’y a pas de créativité, pas de jeu avec la pensée. Sous-concept : formalisme. Toutes ces compétences sont évidemment constitutives de différentes formes d’intelligence et sont fort utiles et pas à négliger mais ne sont pas à proprement parler « penser ». 2- Prétention. Parce que nous sommes prétentieux et pensons savoir. Nous avons une sur-confiance en notre capacité à bien juger des choses, surtout en France où nous avons un rapport “complexe” à la connaissance. 3 - Arrogance. Parce que nous pensons que bien penser cela s'apprend à l'école et que comme nous étions bon élève cela montre que nous sommes intelligents et bons penseurs. En cela nous confondons penser et acquérir des connaissances et les restituer dans des examens ou concours. 4 - Naturalisme. Parce que nous pensons que bien penser est naturel, que cela ne se travaille pas. Nous pensons que la pensée est au cerveau ce que la digestion est à l'estomac : un processus qui se déroule à l'intérieur d'un organe, comme une fonction naturelle. 5 - Incompétence. Parce que personne ne nous a jamais dit que nous ne pensions pas bien, pas logiquement, pas droit ou que nous étions rigides. Nous ne nous sommes pas nous-mêmes posés la question et nous sommes dit que « c’est bon ». 6 - Pragmatisme. Parce que nous pensons être suffisamment malins pour obtenir ce que nous voulons dans la vie en termes de pouvoir ou de confort matériel. Pour le pragmatique, penser c’est ce qui est nécessaire pour agir, c’est du concret pour résoudre des problèmes du quotidien. Tout le reste n’est que superflu ou perte de temps, comme jouer avec les idées pour le plaisir. 7 - Crainte. Parce que penser touche à notre être, à notre existence. La moindre remise en question de la qualité de notre pensée est une atteinte à l'identité que nous nous sommes savamment forgés, presque à notre intimité. 8 - Rhétorique. Parce que nous sommes avides de pouvoir : nous utilisons le langage et la parole comme outil de pouvoir, par la rhétorique. Pour nous, penser c'est convaincre et remporter le débat. 9 - Fierté. Notre culture individualiste nous pousse à trouver des solutions seul. Nous essayons de comprendre les choses par nous-mêmes et demander de l'aide c'est admettre un échec, d’autant plus que cela touche à notre intelligence. 10 - Torpeur. Nous pensons par habitude et croyons que nos habitudes nous ont suffisamment bien servi jusqu’à présent.
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